Les vendeurs de livres de Trieste

 Ils se déplacent par petits groupes et sont rarement isolés. Ils sont originaires d’Afrique, ils arborent le même look et, surtout, ils proposent tous la même marchandise : des tours Eiffel en porte-clés à Paris, des lunettes de soleil à Barcelone, des montres Rolex de contrefaçon à New-York et, un peu partout, des dépliants de cartes postales des monuments locaux. On s’étonne que ce commerce, par ailleurs illégal, puisse être rentable mais il génère, parait-il de véritables fortunes dont une grosse partie traverse les mers et vient enrichir une communauté religieuse dans une grande ville sénégalaise.

Dans cette ville italienne, qui compte peu de monuments exceptionnels à valoriser mais porte encore les stigmates d’une Histoire turbulente et dont l’attrait touristique repose sur une atmosphère largement liée à sa situation, au croisement de plusieurs sphères d’influence, ils sont là aussi. Ils sont nombreux et ils ont fort à faire. La journée s’annonce magnifique bien qu’au loin une légère brume dissimule le fond du golfe, en direction de Venise. Il est dix heures du matin. Les parkings le long du port se remplissent rapidement. Quel que soit le pays, les touristes sont la cible privilégiée des vendeurs à la sauvette. On se dit que personne ne se laisse prendre à leur manège, qu’ils sont trop nombreux et que chaque client potentiel, même bien intentionné, sollicité dix fois pour le même article, finit par perdre patience ou par les ignorer. Je les aperçois de loin. Je me demande ce qu’ils proposent ici, et, tandis que je m’approche, je n’en crois pas mes yeux. Dans ce grand port méditerranéen, il est vrai fortement marqué par la littérature, les vingt ou trente africains qui sillonnent les vastes et nombreux parkings tiennent tous sous le bras une pile de … livres ! Je n’arrive pas à imaginer les titres des œuvres proposées. Des textes inédits de Svevo ? Les aventures de Livingstone ? Tintin en Afrique ? de vieux catalogues de ventes aux enchères d’Art Africain ? A ma grande surprise, je souhaiterais être sollicité à mon tour et me voir proposées les œuvres que tout étranger visitant la ville se doit sans doute d’avoir lues. Pour cela, il me suffirait de traverser le parking lentement et je ne manquerais pas d’être abordé par l’un des hommes, même si je suis à pied et qu’ils privilégient les touristes sortant de leur voiture. C’est étrange d’ailleurs. Il règne une ambiance particulière sur ce bout de quai. Peut-être suis-je en train de rêver. Des livres ! Quelle idée absurde. Seul l’état de rêve oserait me faire croire à de telles situations. La preuve ? Les touristes ne s’agacent même pas de la présence des vendeurs. Nombreux sont ceux qui parlent avec eux. Ils plaisantent. J’en aperçois un qui tape amicalement sur l’épaule d’un grand noir au sourire communicatif et lui pose des questions. Un peu plus loin, deux femmes feuillettent les livres avec intérêt ou, au moins, curiosité. Elles viennent à peine de se garer. Elles n’ont pas encore refermé le véhicule, interrompues par l’urgence de la lecture. Une autre preuve ? Dans la réalité je me serais laissé approcher, par curiosité, alors que je ne parviens pas à me décider et poursuis mon chemin à grand-pas, comme si je craignais d’arriver trop tard à un rendez-vous. Dans mon rêve, je dois aller visiter le musée ferroviaire qui n’ouvre qu’un jour par semaine, le matin et c’est aujourd’hui. Je crois garder quelques souvenirs précis de cette partie du rêve mais pourquoi ne s’agirait-il pas en réalité d’un autre lieu, d’un autre cimetière de locomotives, d’une autre chambre liée à ce rêve ?

Combien de temps s’est-il écoulé ? Toujours est-il qu’en sortant de la gare désaffectée qui héberge un musée de machines, rouillées pour la plupart, tout a changé. Le soleil a totalement disparu. Il pleut abondamment et il ne s’agit pas d’un simple caprice de la météo, d’une bonne averse avant que le ciel ne se dégage à nouveau, non, plutôt du genre de pluie qui compte faire une halte pour un moment, qui prend son temps, qui observe tranquillement ses victimes. Je cherche à rejoindre la place principale et je traverse à nouveau les parkings. Ils sont déserts. Les véhicules sont bien là mais les touristes, autant pour se mettre à l’abri que pour se restaurer, se sont réfugiés dans les nombreux bars et restaurants situés dans les petites rues du centre-ville. Certains, plus optimistes, attendent debout près d’une porte cochère ou sous un passage couvert en espérant repartir rapidement. Quelques courageux bravent les intempéries et se hâtent les yeux baissés.

Et c’est alors que je les vois ! Les vendeurs à la sauvette. Eux-aussi ont changé de quartier mais le plus étonnant est qu’ils ont également changé de marchandises. Plus question de vendre des livres. Avec un incroyable sens de l’opportunisme commercial et de l’étude de marché éclair, ils proposent maintenant des parapluies, des longs, classiques à manche en bois mais surtout des pliants, moins encombrants, de toutes les couleurs. Mais où se trouve la caverne d’Ali Baba qui dissimule un amoncellement d‘objets susceptible d’être immédiatement mis sur le marché afin de s’adapter à la demande ? Les vendeurs sont-ils accompagnés d’un sorcier qui connait les incantations capables de tout transformer en un instant, même des livres en parapluies ? Pourtant, c’est l’offre, à nouveau, qui pose un problème. Pour contenter deux ou trois acheteurs potentiels il y a un vendeur tous les cinquante mètres et ce sont des centaines de parapluies qui sont offerts à la vente aux quelques passants imprévoyants dont je fais partie. Mon parapluie est resté dans la voiture à l’autre bout de la ville et je n’ai pas d’autre choix que d’y retourner. Inutile de me dépêcher, je suis déjà trempé jusqu’aux os. A peine sorti du centre historique, je suis abordé par un vendeur qui a osé briser le tabou et s’est éloigné pour échapper à la concurrence. A priori, je suis la cible idéale : un individu sans parapluie et pressé de se rendre quelque part. Je fais néanmoins comprendre au vendeur que, dans l’état où je suis, quelques gouttes de plus ou de moins ne changeront pas grand-chose. Il me comprend et me sourit, tandis que l’eau ruisselle de ses cheveux courts mais que rien, visiblement, ne le ferait sacrifier un de ses parapluies pour se protéger. C’est que, demain, le grand sorcier en aura besoin pour le transformer en montre ou en canette de faux Coca. Je meurs d’envie de demander à cet homme ce que sont devenus tous les livres du matin mais la pluie qui dégouline transperce maintenant mes vêtements légers, inappropriés. Je n’ai pas le courage de m’attarder.

Le lendemain matin, avant de poursuivre ma route, je ne peux m’empêcher de repasser par les parkings du port. Les vendeurs de livres sont revenus mais personne ne leur parle. Les touristes qui descendent de leur voiture les ignorent ou font un geste rapide de la main pour les chasser. L’ambiance est triste. La plupart des vendeurs restent assis, l’air las. Ils ont posé les livres à côté d’eux. Ils ne cherchent pas à les ouvrir. Ils ont déjà tout lu, assez pour prendre conscience de leur sort. Ils préféreraient être à Paris, à Barcelone ou à New-York ou bien vendre des lunettes de soleil. Sur le dallage irrégulier des quais, un ciel plombé se réfléchit dans de larges mares où l’eau stagne encore de la veille.

Je n’ai plus rien à faire ici.