La fiancée de Cologne

 

A cette époque, j’avais dix-neuf ans et, pour voyager, j'étais tributaire du bon vouloir d’autres automobilistes. On appelait cela l'auto-stop. L'expression existe encore. Certains jeunes, souvent venus de pays situés à l'est de l'Europe continuent de le pratiquer mais bien d'autres possibilités de voyager leurs sont offertes : tarifs aériens bon-marchés, forfaits ferroviaires, bus internationaux, etc.

Le premier souvenir qui me revient en mémoire - pourquoi celui-là ? - se situe après un épisode déprimant, situé à Nuremberg et que j'ai déjà évoqué ailleurs. En quittant cette ville, je renonce également à toute visite touristique et j’enchaîne les trajets qu’on me propose sans être trop exigeant sur la distance parcourue. Je veux juste quitter la région au plus vite. Le dernier chauffeur qui s’est arrêté en me voyant faire signe tient absolument à m’aider. Il me propose un détour que je n’avais pas prévu tout en m'assurant que là où il me laissera, je trouverai sans problème à continuer mon voyage et il me dépose sur une petite place, face à des remparts dont je ne découvrirais que bien des années plus tard qu’il s’agissait de ceux de Rothenburg, une des villes les plus pittoresques et les plus touristiques d’Allemagne. Ce jour-là, je leur tourne le dos rapidement afin d'arrêter au plus vite la voiture suivante et la chance me sourit enfin. Non seulement le conducteur d'une coccinelle s’arrête alors que j’attends depuis quelques minutes à peine mais il m’annonce qu’il rentre sur Cologne directement. Au diable les villes intermédiaires que j’aurais peut-être eu l’occasion de traverser. Je privilégie l’efficacité et j’apprécie au passage le petit coup de pouce du hasard qui s’efforce visiblement de me consoler. J’égale presque mon record personnel établi l’été précédent : Aix la chapelle – Hambourg, d’une seule traite.

Bref, me voilà à Köln - que Napoléon rebaptisa Cologne avant d'y installer une administration moderne. La ville me parait un peu triste. Trop grande, trop d’avenues impossible à traverser, peu de monuments anciens et même ce que l’on voit de la fameuse cathédrale aux pierres noircies date, en grande partie, du XIXème siècle. Et puis le terrain de camping est loin du centre. Mais je viens de gagner trois ou quatre jours sans avoir à lever le pouce au bord de la route et j’apprécie ce temps libre qui m’est offert. Dans la ville, tous les cafés ont l’air louche. C’est la tradition allemande (Elle a bien changé depuis) : De la rue, on ne distingue pas ce qu’il y a à l’intérieur. On peut craindre à tout moment de pousser la porte d’un de ces bars dans lesquels on entre le porte-monnaie bien garni et dont on ressort les poches vides après avoir bénéficié, il est vrai, de la conversation hautement intellectuelle de jeunes femmes charmantes. Ça me tenterait bien mais, comment cela se passe-t-il lorsqu’on entre avec les poches déjà vides ? En réalité, je ne connais que les petites brasseries des villages bavarois et il se mêle beaucoup de fantasmes dans l’image que j’ai à ce moment-là des cafés des grandes villes du nord. D’ailleurs, on ne les appelle pas des « cafés » et personne n’imagine d’y entrer pour boire une telle boisson. Il s’agit simplement d’un « Lokal » (c’est le mot officiel) où, pendant que leur femme prépare le diner du soir, les hommes se retrouvent pour boire de la Kölsch, la bière de Cologne qu'on déguste dans des verres minuscules si on les compare aux chopes habituelles du sud. Les Allemands apprécient cette atmosphère feutrée dans laquelle le bois prédomine et leur rappelle les sombres forêts des légendes germaniques. Les étrangers de passage qui espéreraient y trouver des filles faciles seraient déçus neuf fois sur dix. A Cologne, bravant mes réticences, je pénètre d'une allure décidée dans un de ces bars. Les conversations ne s’arrêtent pas à mon entrée, personne ne me remarque, pas une seule femme ne m'aborde en faisant semblant de m'attendre depuis longtemps, mise à part la serveuse à qui je commande une bière au comptoir et qui m’invite à aller m’asseoir. Je ressens un mélange de soulagement et de déception. Une fois prise la décision d'accomplir un geste "fou", on aime en avoir pour son pesant de courage. Quelques rires sonores proviennent par rafales subites d'une grande table au fond de l'établissement mais personne ne se préoccupe de ma présence. Seul un jeune homme, que je n’avais pas remarqué immédiatement, s'approche et s'installe tranquillement sur une chaise à côté de moi. Visiblement très fier, il m'annonce : « Ich bin ein … », « je suis un … ». Le dernier mot qu'il prononce ne me dit rien et il me le répète à plusieurs reprises, sans succès. Déçu de son effet raté il me demande si j’ai de quoi écrire car il tient absolument à m’informer de sa situation. J’ai toujours sur moi un petit carnet (un peu l’équivalent du « mémo rapide » de mon portable actuel et dont je fais un usage immodéré. « Ich bin ein Gammler » écrit-il et, comme je hausse les épaules pour signifier que j’ignore également la signification de ce mot, il ajoute « Ich habe kein Zuhause » (je n’ai pas de « chez moi » ).

Tandis que je rédige ce texte et que les souvenirs reviennent en se bousculant maintenant, il me vient soudain l’idée de vérifier sur le site d’un grand éditeur allemand de dictionnaires quelle traduction française il propose, cinquante ans plus tard, pour le mot "Gammler". Cette référence incontestée de la langue allemande m’indique « Beatnik ». Toute une époque ! Qui connait encore ce mot ? Je suppose que c’est mon parka et mon sac à dos qui a incité ce jeune homme à s’adresser à moi. Il espère sans doute trouver un compagnon. Ce n’était pas un SDF (le mot n’existait pas encore), plutôt un vagabond et il ne s’en cachait pas. J’ignore s’il avait ainsi le sentiment de se rattacher à une longue tradition allemande de marcheurs, lorsque les moyens de transport étaient rares et chers. Le mot « Wanderer » qui les définissait au XVIIIème siècle a changé de sens et s’applique maintenant aux randonneurs du dimanche.  Mais ce jeune, qui aurait sans doute voulu qu’on lui prête toutes les qualités liées à la fonction de Gammler : abnégation, détachement des choses matérielles, débrouillardise, vie au jour le jour, à l’image de certains hoboes américains de la grande dépression, n’était peut-être tout simplement qu’un jeune alcoolique, changeant de bar tous les soirs afin de ne pas lasser les mêmes habitués prêts à lui payer un verre.

Bon, salut l’ami et merci de m’avoir appris un mot nouveau. Je m’en souviendrai. D’ailleurs, je ne l’ai jamais oublié même lorsque j’ai presque tout oublié de mes connaissances en allemand, devenues provisoirement inutiles. Peut-être savais-je déjà que j’aurais besoin d’utiliser ce mot, bien plus tard, lorsque mon « Zuhause » se limiterait aux six mètres carrés de mon petit camping-car et que j’errerai de pays en pays.

Dans le terrain de camping de Cologne où je décide de passer la nuit, je sympathise rapidement avec les occupants de la tente voisine. Ce sont des français, deux frères. Le premier est à peu près de mon âge, moins de vingt ans. L’autre est encore un gamin mais il est très fier d’accompagner son ainé. Ils sont venus en train, je crois et je comprends rapidement que le grand revient à Cologne pour rendre visite à sa copine allemande. Ah, ah… ça me rappelle quelque chose !

Nous trainons ensemble dans la ville, tard le soir. Je leur raconte la rencontre avec mon Gammler et propose de retourner au Lokal où j'ai fait sa connaissance afin de le leur présenter mais je me perds dans le dédale des rues qui ne me sont pas encore familières. Impossible de retrouver le lieu alors nous nous réfugions dans un Wienerwald, une chaîne de restaurants à la décoration singulière et aux tarifs raisonnables.  Tout en mangeant, le grand-frère m'explique avec détails le but de son retour à Cologne. Deux ans auparavant, il a participé à un échange scolaire et il a sympathisé avec la belle chez qui il était hébergé. Ils se sont écrit, des lettres, qu'ils auraient voulues torrides, malheureusement quelque peu bridées par les limites de leurs compétences linguistiques et, surtout, par la crainte que les parents ne les découvrent et les lisent. Comme il a compris que je parlais allemand, moi aussi, il me propose de l’accompagner dans la famille de sa (presque) fiancée. Je trouve ça un peu bizarre mais c’est sympathique de sa part et l’image d’une belle histoire d’amour franco-allemande me fera peut-être oublier le fiasco de la mienne… à moins qu’elle ne me fasse lâcher quelques larmes.

Rendez-vous a été pris pour le lendemain soir. Le « fiancé » connait le chemin, le numéro des bus, le nom des arrêts. Il ne semble pas impatient, non, plutôt sûr de lui, comme quelqu’un qui fait le trajet tous les soirs après le travail, pour rejoindre la femme qui attend son français de mari toute la journée, incapable de se concentrer sur une activité précise. Le trajet, il le répète dans sa tête depuis des mois pour ne pas l’oublier. Il n’a pas besoin de regarder le plan ou d’écouter les annonces sonores. Il a repéré les bâtiments, les commerçants et les reconnait rapidement. Parfois, il en désigne un du doigt et nous signale qu'un jour il y a acheté une glace et qu'elle était délicieuse ou s’étonne que le magasin de chaussures soit devenu un restaurant Mac Donald.  De mon côté, je regarde par la fenêtre pour observer la ville. La banlieue offre peu d’intérêt et ressemble à beaucoup d’autres. La dame assise en face de nous doit penser que nous accompagnons notre jeune frère à une épreuve importante car lui seul semble fébrile, comme s’il était le premier concerné. Il a hâte de rencontrer en chair et en os la fiancée de son frère. Les rares photos, un peu floues, prises avec un appareil-photo jetable, que l’ainé a rapportées de ses voyages scolaires ne permettent pas de se faire une idée précise. Sans même nous prévenir, s’imaginant déjà seul comme n’importe quel soir de sa future vie, le grand-frère se lève et se dirige vers la sortie. Le petit frère et moi en déduisons que l’instant fatal se rapproche et nous suivons sans un mot.

Il n’y a pas d’autres mots que « allemand » pour caractériser l’accueil qui nous est fait : cordial mais guindé. Petits gâteaux sur la table basse. Café dans le service de la grand-mère, nous sur trois chaises et, en face, les autres : le père, la mère, la fille et un garçon qui est peut-être son frère mais qui ne lui ressemble pas vraiment. « Voulez-vous un peu de café ? », « oui merci infiniment … non ! sans lait », « Vous avez aussi du jus de fruit, si vous voulez… », « Non, merci, je prendrai aussi du café. », « Alors François, que devenez-vous ? Les études, ça va ? » « Oui, je viens d’avoir mon bac, avec mention et j’ai eu 18 en allemand », « Oh c’est vraiment formidable ! Et votre petit frère, il apprend l’allemand aussi ? » « Ja, ja, ein bisschen » répond l’intéressé.

En fait, il n’y a que la mère qui parle. De temps à autre elle me jette un bref regard. François m’a présenté comme « un » ami et elle se demande certainement ce que je fais là mais la bienséance lui interdit d’avoir l’air trop curieuse ou, pire encore, soupçonneuse. La fille ne dit pas un mot. C’est une belle blonde, traits fins et cheveux courts, un peu trop maquillée et qui ne veut plus avoir l’air d’une adolescente. Elle regarde François avec un sourire amical mais un peu figé, un peu supérieur aussi, et progressivement, elle rapproche sa main de celle de son voisin, la saisit et l’attire doucement à elle en la posant sur sa cuisse. La mère, qui pourtant ne peut pas la voir, a dû sentir quelque chose. Elle dit brusquement :

« Mais, au fait, vous ne connaissez pas Mathias. Il était dans le même lycée que Katharina mais pas dans le même niveau. Il termine des études d’ingénieur. N’est-ce pas, Mathias ? »

Le frère, qui n’est donc que le petit copain, saisit l’occasion pour enfoncer le clou. Il passe son bras autour des épaules de Katharina qui se love contre lui et répond avec beaucoup d’assurance.

« Oui, c’est une école d’électronique. C’est l’avenir. » Il a l’air de dire : je suis l’avenir, celui de Katharina et toi tu n’es qu’un gamin.

Cette histoire d’amour entre allemands ne me touche pas ni ne me fait pleurer non plus, encore que… Cette situation ressemble trop à celle que j’ai vécue, une semaine plus tôt, lorsque la jeune allemande que je venais retrouver m’a présenté son fiancé, assis sur la banquette à côté de moi. A ce moment-là, le fiancé avait proposé une partie de tennis de table et nous sommes tous sortis du salon pour rejoindre la salle de jeu. Jamais comme ce jour-là, je n’ai mis une telle hargne à écraser un adversaire, ce fiancé maudit, un « vieux » de presque trente ans.

Pas de tennis de table à Cologne pour se défouler, juste la porte de l’appartement qui se referme après que chacun nous eut serré la main, soulagé, et que la mère eut ajouté : « Tu donnes de tes nouvelles, François. Et tu passes quand tu veux, si tu reviens à Cologne. »

 

Déprimés tous les trois, pour des raisons différentes, nous avons longuement marché, très vite et sans un mot, afin d'évacuer la douleur. Je crois que c'est moi qui me suis décidé à rompre le silence.  J'ai choisi de ridiculiser le prétendant - ce minable winner auto-proclamé. C'était le milieu des années 60 et il faut bien reconnaître que l'avenir était radieux pour les jeunes allemands comme ce Mathias. Les deux frères sont partis d'un grand éclat de rire un peu forcé mais libérateur. "Je comprends pourquoi je ne recevais plus de lettres depuis quelque temps." a finit par avouer François et il a ri à nouveau. "Je ne lui donne pas six mois pour qu'elle le quitte !" a-t-il ajouté, avec une mauvaise foi certaine. Alors, nous sommes entrés dans le premier Lokal venu - il n'y avait pas de filles non plus - et nous avons commandé une bière, pas de la kölsch, mais de celles qu’on boit dans de grands verres et qu’on vous renouvelle dès qu’ils sont vides sans même avoir besoin de réclamer. Si je me souviens bien, nous avons ensuite parcouru à pied et en silence les trois ou quatre kilomètres qui nous séparaient du camping.