Les cimetières de l’est

Plus d'une personne refuserait catégoriquement d'occuper un logement dont une fenêtre, ne serait-ce que celle de la salle de bain, offrirait une vue plongeante sur un cimetière. Quoi de plus pratique, pourtant, que de s'habituer, à doses homéopathiques, à l'idée d'y séjourner soi-même un jour et quoi de plus rassurant que la certitude quasi-absolue de ne pas découvrir, un beau jour, qu’un immeuble en construction grignote peu à peu notre lumière. Personnellement, je n’y verrais pas d’inconvénient, mais je dois avouer que cela ne s’est jamais produit et qu’il s’agit donc de ma part de pures spéculations. En revanche, la perspective de séjourner, plus tard, dans un cimetière à la française me découragerait presque de mourir ! Rien de plus rébarbatif, de plus ennuyeux, de plus déprimant que ces parkings de longue durée et leurs alignements totalement exempts de fantaisie. Il existe bien, ça et là, quelques exceptions : le cimetière du père Lachaise par exemple, à Paris. Cet authentique labyrinthe à flanc de côteau ménage de nombreux points de vue insolites et des recoins secrets, qui font le bonheur des touristes américains et des photographes amateurs.

Au cours de mes voyages à travers l’Europe, des cimetières, j’en ai vu beaucoup, presqu’autant que des gares. Curieux rapprochement me direz-vous ! mais ne parle-t-on pas du « Grand Voyage » à propos de la mort ? En fait, c’est la progression du roman que j’étais en train d’écrire, les retours dans le temps, les énigmes que j’avais semées ici et là comme autant d’épreuves initiatiques pour mon personnage principal, qui m’ont imposé, au titre des repérages, la recherche des gares tout autant que celle des cimetières. Un de mes préférés se trouve, dans une grande capitale européenne baignée par le Danube. Ses allées semblent dessiner une arborescence rationnelle mais le cimetière est si vaste qu’il offre une répartition parfois anarchique des tombes. Dès que le visiteur s’écarte de la monumentale chaussée principale que les voitures sont autorisées à emprunter, les allées ne semblent pas suivre de règles strictes. Certaines, agrémentées de petits arbustes au feuillage touffu, n’offrent aux regards que des tombes abandonnées, des dalles brisées envahies par les herbes, parfois entourées de grilles rouillées qui ne demandent qu’à s’affaisser un peu plus encore, tout en prenant leur temps. Ailleurs, de grands espaces restent vides, tout juste parsemés de petits ilots : ici trois tombes côte à côte, là cinq autres. On pourrait penser que chacun des morts s’est choisi son emplacement, qui à proximité d’un ami ou d’un ancien voisin, qui plutôt isolé afin d’oublier une vie de stress et de méditer sur la vanité des entreprises humaines. D’autres encore se sont installés auprès de "collègues" et ils profitent de leur temps libre éternel pour faire connaissance avec des artistes de la même discipline, des peintres, des musiciens, des écrivains, qui ont vécu avant eux mais qu'ils retrouvent enfin. Quel plaisir de pouvoir confronter leurs idées, leurs opinions, leurs méthodes de travail avec celles de leurs prédécesseurs et pour ces derniers de prendre des nouvelles du monde, des nouveaux artistes à la mode, sans oublier les potins ou les mauvaises surprises : Tel artiste, jadis adulé par ses contemporains découvrant, stupéfait, qu'au bout de quelques mois seulement il est déjà totalement tombé dans l'oubli.

Plus loin, des sculptures prennent prétexte d’évoquer la mort pour offrir au regard des passants des scènes qui seraient jugées inconvenantes en d’autres circonstances : Ici, une très jeune fille, à peine vêtue d’un voile vaguement suggéré par le sculpteur, se pend avec fougue au cou d’un ange qui fait ce qu’il peut pour cacher son émoi. Là, un homme tient une jeune femme, la sienne peut-être, par les épaules et offre à tous les passants la vision de leurs deux corps presque nus. Que penser de ce couple qui a voulu laisser à la postérité une telle image de son passage sur terre ?

Lors de ma première visite dans ce cimetière, j’avais pris des photos de nombreuses statuaires, plus pittoresques les unes que les autres. Lorsque j’y suis revenu, un ou deux ans plus tard, certaines semblaient avoir disparu, en particulier celle du couple que j’évoquais précédemment. Pourtant, à l’emplacement où je croyais pouvoir la retrouver se dressait un autre couple, de même taille et de même facture que la précédente. L’homme n’avait pas changé. Il conservait sa prestance solide et rassurante. La femme, elle, semblait avoir muri. Ce n’était plus une jeune fille cherchant refuge et protection entre des bras puissants, mais une femme émancipée, fixant son regard vers un point lointain que l’homme tentait d’identifier. Cette transformation m’avait laissé perplexe. Je me refusais à croire que les descendants disposaient d’un lot inépuisable de statues funéraires, exécutées par le même artiste et qu’ils les changeaient avec plus ou moins de régularité afin de distraire les époux disparus. N’ayant pas retrouvé, dans les environs, la première version de la statue, dont une de mes photos atteste pourtant de l’existence, cette hypothèse improbable ne peut être totalement écartée.

Ce cimetière me réserve une surprise à chacun de mes passages mais, cette fois-là, c’est de retour à Paris que je découvre sur internet le témoignage d’un voyageur signalant l’existence, un peu plus loin dans une petite rue qui longe le cimetière, d’une porte discrète donnant accès à un cimetière juif. Bien sûr, l’année suivante, impossible pour moi de faire l’impasse sur ce lieu caché. L’accès en est particulièrement insolite. En réalité, il ne s’agit pas vraiment d’une rue, juste d’une impasse qui longe des bâtiments abandonnés et finit par donner accès à d’anciens entrepôts ferroviaires. Au-delà de ce qui est devenu un gigantesque terrain vague recouvert d’une herbe desséchée cachant partiellement un réseau dense de voies ferrées hors d’usage, on aperçoit la masse luisante du nouveau stade de foot-ball.

Il est totalement impossible de s’aventurer jusqu’ici par hasard. En fait cette impasse ne remplit plus qu’une seule fonction : ménager le passage d’une ligne de tramway. D’ailleurs, la chaussée goudronnée s’interrompt brusquement à l’entrée du terrain vague. Au-delà, seul un sentier longe les voies puis disparaît avec elles quelques centaines de mètres plus loin, après avoir franchi la crête d’une petite dénivellation.

A la hauteur du seul arrêt de la ligne sur cette portion, se trouvent, à droite, l’ancien dépôt de marchandises et, à gauche, une imposante entrée – et non une petite porte dérobée comme le prétendait mon témoin sur internet, sans doute pour renforcer le mérite de sa découverte. C’est par là qu’on accède au vieux cimetière. L’intérieur conserve les mausolées des riches familles juives du Pest du XIXème siècle et d’autres sépultures, dont certaines très modestes. Toutes partagent le sort d'une totale osmose avec la végétation alentour.

Où qu’ils se trouvent, j'apprécie les cimetières qui baignent dans la verdure. Généralement d'implantation ancienne, souvent totalement délaissés, ils jouxtent des églises ou des chapelles. J’apprécie le soin qu’ils mettent à se rendre discrets. J’aime aussi tout particulièrement le cimetière d’une autre ville de l’est de l’Europe. Il occupe le sommet d’une petite colline où il aurait été difficile de construire des habitations. Les tombes du haut bénéficient d’une vue imprenable sur leurs congénères mais les urbanistes qui ont conçu le plan ont veillé à ménager de la convivialité pour tous. De grands arbres centenaires contribuent à rompre la monotonie d’alignements déjà aléatoires qui tentent, avec plus ou moins de succès, de s’adapter aux courbes du terrain. Le regroupement des tombes offre des sortes de petites places, souvent ombragées et agrémentées d’un banc ou deux. Les visiteurs ne s’y rendent pas seulement pour arracher les mauvaises herbes - qui, à vrai dire, ne choquent que les vivants - ou changer les fleurs du caveau familial. Ils y viennent pour le plaisir, pour s’y installer un moment, loin de l’agitation de la ville et des tâches quotidiennes. Ils prennent le temps de réfléchir. Il me semble que certains parviennent à entrer en contact avec leurs proches disparus, je dirais même d’égal à égal. Le défunt ose alors demander des nouvelles d’un ami enterré un peu plus bas ou bien caché par le tronc d’un arbre. Le vivant propose d’aller se renseigner. Il s’éloigne de quelques dizaines de mètres, s’installe sur le banc d’une autre petite place et y reste le temps qu’il faut, car le temps ne compte plus. Plus tard, il revient avec le renseignement demandé, du moins ce qu’il pense avoir compris, et annonce :. « Oui, Tibor a terminé les vendanges plus tôt que prévu. » ou bien « Non, la petite-fille de Romana n’est toujours pas mariée. »

Malheureusement, j’ai oublié le nom de la ville où j’ai découvert ce cimetière idéal, je ne suis même pas certain du pays et peut-être même ai-je associé plusieurs cimetières dans cette description fixée par ma mémoire. Il me faudra donc renoncer à y solliciter une place. D'ailleurs qui donc viendrait me voir dans cet exil post-mortem ?

Alors, il me reste une dernière solution : Continuer à voyager.

Passons sur la formalité de la crémation. Je n’aimerais pas imaginer que mes proches, familles et amis, se sentent obligé d’y assister. Non, ce que j’aimerais c’est que quelqu’un se charge d’emporter les cendres jusqu’à Donau-Eschingen, dans la Forêt Noire et les confie au fleuve le plus européen, celui qui traverse le continent d'ouest en est. Tandis que je ferais la planche avec insouciance, bien que légèrement morcelé, je tenterais mollement de freiner le courant, afin de dériver de droite à gauche pour saluer une dernière fois mes amis, répartis le long des deux rives du Danube, ce fleuve aux multiples noms. Il n’est pas certain qu’ils parviennent à me reconnaître. Il leur faudra peut-être scruter la surface de l’eau avec attention. Peut-être serais-je déjà passé. Ce sera un jeu ! L’un d’eux, croyant m’avoir aperçu le long du quartier des pêcheurs à Ulm, s’empressera d’envoyer un SMS à ceux de Regensburg et ainsi de suite, de Passau à Vienne, des ponts de Budapest à la plage de Novi Sad puis aux Portes de Fer, jusqu’à ce qu’un inconnu, un pêcheur ou bien un amateur d’oiseau, un photographe par exemple, quelqu’un que j’aurais pu rencontrer si le temps ne m’avait pas manqué, me repère dans un des innombrables bras du delta, juste avant que je rejoigne la mer noire et que je m’y installe définitivement.

 

Alors, oui, on pourra parler de mon « Grand Voyage ».