Dramaturgie de l'absence

suite...

 

Je suis la route qui va de Regensburg (Napoléon la rebaptisa Ratisbonne ) à Nuremberg. J'avance par sauts de puce. : 3kms, 5 kms, parfois 10, le maximum et entre deux voitures l'attente est longue. Lorsque la nuit survient, je suis en pleine campagne et je dois me résigner à dormir dans un champ voisin. Les nuits sont froides en Bavière, même au mois d'août. Le lendemain matin, transi, je pars à la recherche d'une hypothétique boisson chaude et découvre un petit village dans une vallée proche que longe une voie ferrée. Il y a même une gare. Par découragement, je consulte les horaires de train et me résous à aller jusqu'à Nuremberg en train, grignotant un peu plus mes maigres économies. A Nuremberg, je sais qu'il y a un terrain de camping et les plans de la ville que je consulte en arrivant le confirme. Certes il n'est pas tout près de la gare, mais je supporte les quelques kilomètres qu'il me reste encore à parcourir, car je sais que je vais pouvoir dresser ma tente et me reposer. Il fait très chaud, la marche est épuisante, le sac à dos est lourd et son ergonomie est plus proche des paquetages de soldats que des modèles actuels pour randonneurs. Je longe des immeubles de quelques étages, puis les maisons s'espacent, faisant place à des terrains de sport. J'ai remarqué sur le plan, que le camping se situe précisément à côté d'installations sportives. Je pense être arrivé mais je cherche en vain un bâtiment avec la réception. D'ailleurs, il n'y a aucune tente en vue, personne non plus auprès de qui je pourrais me renseigner. Au delà des terrains, un petit bois ferme l'horizon et les habitations ont disparues. J'ai beau regarder dans tous les directions, je dois me rendre à l'évidence : Le terrain de camping n'existe plus ! Je me résigne à faire le même chemin à l'envers, à repartir jusqu'à la gare et à m'installer dans la salle d'attente au milieu d'autres « Gammler », ces vagabonds, qu'on appelle aussi, à cette époque, des hippies ou des beatniks. Je n'ai plus le courage de visiter la ville. La gare est située à l'extérieur des remparts. J'aperçois deux grosses tours rondes de l'autre côté du boulevard. Plusieurs clochers pointus dépassent des toits des maisons anciennes à distance plus ou moins grande et, au loin, sur une petite hauteur, on distingue une forteresse moyenâgeuse. Je n'arrive pas à m'y intéresser.

 

Par la suite je suis souvent revenu dans cette ville, même si près de 25 ans se sont écoulés entre ma première et ma seconde visite. A chaque occasion, je découvre des aspects nouveaux de la ville. J'en observe la modernisation et je regrette de ne pas l'avoir découverte dans de meilleures conditions, vers la fin des années 60, afin d'en garder des images qui me manquent peut-être maintenant. Le vrai choc néanmoins ne s'est produit que récemment. En 2001, le président de la République fédérale allemande inaugure à Nuremberg un nouveau musée dédié à une exposition permanente sur le thème « Fascination et violence » : le « Dokuzentrum », abréviation de « Dokumentationszentrum Reichsparteitagsgelände », qu'on peut traduire par « Centre de documentation sur le site du congrès annuel du parti du IIIème reich ». Le musée, pourtant vaste, n'occupe qu'une infime partie d'un gigantesque bâtiment en demi-cercle. D'extérieur il fait immédiatement penser à un Colisée entièrement restauré. Vers 2005, j'y viens avec un groupe d'élèves français. La visite est instructive, L'impact du nazisme sur la ville de Nuremberg y est clairement illustré, la scénographie du musée particulièrement réussie. De nombreuses images évoquent ou rappellent ce que Leni Riefenstahl a déjà montré dans ses films. Je réalise qu'ils ont été tournés à Nuremberg et non à Berlin comme je le croyais encore. Des noms reviennent régulièrement : Märzfeld, Luitpoldarena, Zeppelinfeld, Städtisches Stadion, Kongresshalle ». Ces lieux, tous aménagés pour contenir des foules considérables, entre 150 000 et 320 000 personnes, ont un point commun : la présence frontale d'une tribune officielle d'où Hitler peut tenir ses discours. Ces lieux de rassemblement semblent faire double usage mais chacun à sa spécificité Dans l'un se regroupent les SS et les SA, dans l'autre les jeunesses hitlériennes, ailleurs la Wehrmacht, ou encore les corporations. La salle des congrès n'est prévue « que » pour 50 000 participants.

 

L'architecte du musée « Dokuzentrum » a ménagé, à hauteur du 2ème étage, une passerelle, un promontoire, qui permet d'observer la taille gigantesque de la cour intérieure de la Kongresshalle. Surtout lorsqu'on réalise qu'il manque encore une dizaine de mètres aux parois telles qu'elles avaient été prévues et que l'espace devait être couvert d'une toiture. Il suffit de pénétrer dans la cour, à pied, pour être submergé par ces empilements de millions de briques et par ces accès comme suspendus dans le vide à plusieurs dizaines de mètres du sol, et qui devaient permettre d'accéder aux 50 000 places assises réparties sur des gradins qui n'ont jamais vu le jour. Il faut par contre obtenir une autorisation spéciale et venir à bout de plusieurs centaines de marches, pour atteindre la terrasse du bâtiment et avoir une vue d'ensemble de l'immense territoire (Gelände) sur lequel s'étendent toutes les constructions. Étrangement, mise à part la cour intérieure que l'on domine alors d'une quarantaine de mètres, on ne voit presque rien ! En été, la vue qui s'offre d'ici est plutôt bucolique : Dans une des directions, une rangée de collines recouvertes de forêts barrent l'horizon. A nos pieds, un lac semble entourer le bâtiment et, entre les deux, s'étend un bois de grands arbres qui laissent à peine entrevoir quelques maisons. Des habitants de Nuremberg se reposent sur les pelouses qui bordent le lac. D'autres font leur jogging ou parcourent le bois en vélo. D'autres encore ont loué un pédalo ou un voilier miniature et profite d'une brise légère. Seul le nouveau stade du 1. FC Nürnberg se détache nettement dans une zone un peu dégagée. Il remplace le stade municipal qui jouxtait l'ancien … terrain de camping ! Provisoirement, ce dernier avait été fermé afin de permettre l'agrandissement du stade. Je suis donc bien venu jusqu'ici, jadis, mais, paraphrasant Marguerite Duras, je me dis « Tu n'as rien vu à Nuremberg » ! En hiver, toujours de la terrasse, le lac, presque asséché et gelé, que seuls les oiseaux n'ont pas délaissé, inspire un tout autre sentiment, plus en accord avec la symbolique du lieu. Les arbres sans feuilles laissent alors entrapercevoir le bâtiment le plus emblématique et le mieux conservé : la tribune du Zeppelinfeld.

 

Eté, hiver, déjà cette impression de plein et de vide s'insinue en moi mais elle n'a pas pris toute sa force encore. Trop de hauteur, sans doute. C'est au raz du sol qu'elle me submergera le moment venu. Je décide de revenir un jour, seul, d'aller jusqu'au Zeppelinfeld, en contournant le lac et les baraques de location de pédalos, de parcourir ces lieux sans contrainte, de m'y promener comme un autochtone, de donner l'impression que je connais déjà tout cela, que je suis blasé, que ces monuments ne sont qu'un décor auquel on ne prête plus attention, en réalité, bien sûr, de garder les yeux grand-ouverts.

 

Plusieurs mois s'écoulent encore avant que je puisse mettre mon projet à exécution. Entre temps, je fais quelques recherches sur internet et c'est alors que je me sens comme happé par une force qui ne veut plus me lâcher. Je prends peu à peu conscience de l'ampleur proprement monstrueuse du projet architectural attribué à ce petit bout de territoire. Monstrueuse par ses proportions, censées surpasser ce que les romains ont construits en plusieurs siècles. Monstrueuse dans son objectif même : nier l'individu, le réduire à n'être que la plus petite partie d'un ensemble de plusieurs centaines de milliers d'autres, chargées d'écouter et d'acclamer un seul homme, le réduire à un geste pourrait-on dire.

 

Lorsque je reviens c'est l'hiver. Une mince couche de neige recouvre les espaces sur lesquels se rassemblaient jadis les cohortes de militants et de sympathisants – convaincus ou contraints – et ce vide a quelque chose de terrible. Si l'ambiance hivernale et les barbelés qui interdisent l'accès aux gradins du Zeppelinfeld renvoient directement aux images de camps de concentration. De même que la vision de camps de concentration vides, au lieu de banaliser les lieux, font plutôt ressortir l'absence de ceux qui y sont morts, les images de foules enthousiastes dont témoignent nombre de photos et de films mis en regard de ce vide évoquent la disparition des uns et des autres. Je comprends que ce ne sont pas les mots « plein et vide » qu'il convient d'opposer mais plutôt « foule et absence »

 

Je commence aussi à poser des questions à des amis Allemands. En dehors des habitants de Nuremberg, qui viennent trouver calme, détente et bon air (un comble!) dans ce gigantesque musée en plein air et de quelques touristes, souvent des couples d'un certain âge, en provenance de contrées plus lointaines, les Allemands de la région en connaissent l'existence mais ne s'y intéressent pas vraiment. Moi, par contre, j'y découvre un élément nouveau à chaque venue. A certains endroits, seuls les vestiges d'un mur, d'un dallage, cachés au milieu des buissons témoignent encore de l'emplacement d'une construction dont il ne reste que les photos d'époque pour prendre conscience de la taille exacte. D'autres, comme le Zeppelinfeld, sont presque intacts. Celui-ci a conservé son allure imposante mais l'usage qui en a été fait depuis, le détourne partiellement de sa fonction première. Grand comme une dizaine de terrains de football, le gigantesque espace vide encadré par les gradins de bétons voit régulièrement revenir la foule, mais nulle trace des alignements d'hommes identiques et interchangeables de jadis. Le public s'y assied sans façon et si le regard des spectateurs se dirige toujours vers le centre de la tribune longue de près de 400 m qui constitue le 4ème côté du carré, c'est pour regarder le spectacle, les musiciens des groupe qui se produisent ici lors de concerts géants. Le reste de l'année, la pelouse sert effectivement de terrain de sport, la chaussée qui longe la tribune voit les premiers pas en rollers de nombreux enfants ou les évolutions artistiques des plus âgés, plus entraînés aussi. Vers midi, des couples d'amoureux ou des petits groupes d'amis viennent y manger, certains de trouver une place isolée, parmi les deux ou trois milles mises à leurs disposition.

 

Grâce à une série de panneaux d'information, installés par la municipalité de Nuremberg sur l'ensemble du site et qui présentent photos d'archives et explications sur les constructions qui s'y trouvent, on comprend qu'ici la nature n'a fait que reprendre ses droits et les familles actuelles, les habitudes de leurs arrière grands-parents. Ces bois, ces lacs, les cafés qui les jouxtaient, le parc zoologique qui s'y trouvait alors, constituaient, jusqu'à la fin des années 20, un des lieux de distraction favoris des habitants, un symbole de liberté, d'oisiveté, de plaisirs simples, trois comportements à l'opposé de l'organisation policé, standardisé et obligatoire de la nouvelle société « idéale » imaginée ensuite par Adolf Hitler. L'image la plus spectaculaire – hormis celle du Zeppelinfeld - est sans doute celle de la grande chaussée, « grosse Straße », longue de 1500 mètres et large de 50. Destinée à voir défiler les troupes, ses blocs de granit carrés et de diverses teintes délimitaient l'espace attribué à chacun et facilitaient, par leur taille identique, la régularité des longueurs de pas et le respect de l'écartement entre chaque homme. Cette chaussée sert actuellement de parking pour les visiteurs des salons organisés dans les halls d'exposition voisins, mais surtout, à son extrémité nord, elle accueille la Volksfest deux fois par an. La grande roue, les tentes des différentes brasseries locales et toutes les attractions jouxtent alors la rotonde du Kongresshalle et les lacs. Est-ce que les visiteurs de cette fête s'aventurent plus avant dans la forêt ? Un sondage sur place permettrait de le savoir.

 

2011 :Je suis revenu en juillet et j'ai maintenant l'impression d'avoir tout vu. Le contraste entre les impressions d'hiver et celles d'été est plus impressionnant que dans n'importe quel autre bois d'une grande ville. Une photo, néanmoins, trouvée sur internet m'intrigue beaucoup. Elle représente un alignement régulier de blocs de bétons identiques, d'environ 80 cm de haut, si on en croit la taille des arbres et des arbustes qui les entourent. La plupart sont surmontés d'une courte barre métallique et on pourrait se croire en présence d'une sorte de cimetière, bien que la pente soit anormalement abrupte pour un site de ce genre. La légende de la photo m'intrigue plus qu'elle ne m'éclaire : blocs de bétons des fondations du modèle pour le stade. Pourquoi cette photo figure-t-elle dans une page web consacrée au site des rassemblement nazis à Nuremberg ? Il n'y a pas de grand stade datant de cette époque. Quant au site représenté sur la photo, il se trouve dans une région très accidentée, à plus de 50 km à l'est de Nuremberg. J’approfondis les recherches sur le « deutsches Stadion » et réalise qu'il s'agit là du projet le plus ambitieux de tout ce qui devait s'élever sur le site de Nuremberg et aussi de l'entreprise la plus démente. A peine ébauchée avant d'être interrompue pour cause de guerre, la construction du stade était prévue pour offrir plus de 400 000 places assises. Je réalise par la même occasion que je ne suis pas allé au delà de la grande chaussée, persuadé qu'il n'y avait plus rien à voir. C'est du moins ce qu'on peut penser : une petite colline d'une trentaine de mètres et un autre lac, trop petit pour y faire du bateau et apparemment réservé aux cygnes, aux canards et à ces étranges oiseaux gris qui ne se déplacent qu'en groupe et qu'on retrouve à différents endroits du site. C'est que ce petit lac et cette colline, en dépit de leur aspect anodin, témoignent d'une entreprise hors norme, condamnée à être oubliée, mais qu'un sort maléfique a transformée en malédiction. Ce « stade allemand », selon sa dénomination exacte, a bien été conçu pour figurer parmi les grandes réalisations du Reichsparteitagsgelände. Les maquettes existent. La forme en fer à cheval allongé rappelle le Stade panathénaïque, rénové pour accueillir les jeux olympiques de 1896 à Athènes ainsi que le Circus Maximus de Rome, en beaucoup plus grand toutefois- 550 mètres de long sur 460 mètres de large et avec une hauteur d'enceinte de 100pour une contenance de plus de 400 000 spectateurs. Hitler était convaincu qu'une fois la guerre gagnée, les jeux Olympiques n'auraient désormais plus lieu qu'en Allemagne et le stade de Berlin où s'étaient déroulés les jeux de 1936 était beaucoup trop petit. L'ouverture à une des extrémités qui donnait sur la grande chaussée, permettait d'installer une tribune pour des discours qui ne pouvaient pas manquer.

 

La première pierre fut posé fin 1937 et les travaux commencèrent réellement en 1938, en deux endroits distincts. Sur place, une excavation de 10 mètres de profondeur, en forme de fer à cheval, fut creusée afin de réaliser les fondations du stade et, à 50 kms de là, à Oberklausen, sur les pentes abruptes du « haut mont » (hoher Berg), commença la construction d'une maquette partielle de ce même stade, à l'échelle 1/1 -autrement dit, grandeur nature !- destinée à tester différentes pentes des gradins en fonction de l'acoustique, de la vision et de la capacité souhaitée. Cette construction nécessita deux ans de travail, l'installation d'une voie de chemin de fer destinée à la livraison des matériaux, une rotation d'équipes d'ouvriers 24 heures sur 24, des tonnes de bétons et Hitler lui-même jugea bon d'accompagner l'architecte, Albert Speer, pour une visite du chantier en cours.

 

Très peu d'allemands connaissent l'existence de ce lieu et seuls quelques rares spécialistes savent où il se trouve, même s'il est classé monument historique et qu'il est possible de s'y promener gratuitement et sans surveillance. Il m'a fallu du temps pour découvrir l'emplacement exact des vestiges de cette maquette. L'ami à qui je propose de m'accompagner habite à moins de trente kms mais il en ignore l'existence. Une fois parvenu dans ce lieu dissimulé par les arbres et perdu dans un environnement naturel idyllique, typiquement germanique, mon ami ne peut s'empêcher de manifester sa stupéfaction en parcourant ce site hautement symbolique, qu'il découvre grâce à la curiosité d'un français. Plus encore qu'à Nuremberg, la cohabitation de ces vestiges difficile d’accès, aux allures de cimetière et du silence qui les entoure, seulement percé par quelques bruits lointains, est particulièrement troublante. Ici, les arbres sont très hauts. Les photos d'époque représentent un paysage dégagé, dont les arbres ont été abattus mais, en 70 ans, ils ont eu le temps de repousser et de croître. Les rangées de sièges provisoires de la maquette ont disparu. Après la guerre, les habitants des hameaux voisins en ont utilisé le bois pour réparer leur maison ou se chauffer. Mais les blocs et les parois de bétons sont intacts, prêts à relever le défi des 1000 ans promis par Hitler au IIIème Reich allemand. « Et tout ça, juste pour une maquette ! » répète, inlassablement, mon ami, qui n'en croit pas ses yeux. Cela se passe en mai 2012. L'hiver suivant j'y retourne. Je veux revoir le lieu sous la neige. Le « hohe Berg » culmine à 500 m d'altitude. Il y fait froid et la neige recouvre tout. Des ouvriers, pour la plupart des prisonniers de droit commun, ont travaillé ici hiver comme été. Certains y sont morts d'épuisement, c'est inévitable. C'est peut-être seulement maintenant que les tâches harassantes qu'ils ont effectuées prennent leu véritable dimension. Involontairement, ces hommes ont contribué au devoir de mémoire. Car, pour le reste, cette dépense d'énergie s'est révélée totalement inutile.

 

Fin de l'histoire ? Certainement pas ! Car, à Nuremberg, la nature souillée ne s'est pas contenté de reprendre ses droits. Elle s'est vengée ! Conçus pour durer 1000 ans, les édifices prévus sur le site des journées du parti nazi à Nuremberg devaient être achevés dans un délai très réduit. Même le grand stade devait être prêt pour les jeux olympiques de 1944. Avec le début de la guerre, les travaux ont été interrompus et n'ont bien entendu jamais repris. Tandis qu'à Oberklausen la forêt reprenait ses droits autour de la maquette du stade, à Nuremberg, la nappe phréatique commençait, elle, à remplir la gigantesque excavation, jusqu'à former un lac au dimension approximatives du stade. Plus grave encore, après la guerre, il fallut évacuer les tonnes de gravats que les bombardements alliès avaient occasionnés dans cette ville . On construisit même une voie de chemin de fer, partant du centre-ville et aboutissant à l'excavation du grand stade, dont plus de la moitié fut bientôt totalement remblayée. On continua néanmoins à entasser les gravats, auxquels s'ajoutèrent bientôt d'autres déchets et, peu à peu, un petit monticule se forma, qui culmina à plus de 30 mètres au dessus du niveau du reste du parc. La pluie, en s'infiltrant dans les déchets et les gravats, entraîna des résidus toxiques qui y avait été mélangés sans discernement et dans les années 60 on constata alors que la partie du lac non remblayée dégageait une forte odeur de souffre, un produit mortel pour ceux qui se risquaient à se baigner. Il était devenu impossible d'isoler du sol la montagne de gravats et d'ordures. Il fut donc décidé de stopper les dépôts, de recouvrir la butte d'une couche d'humus afin d'y faire pousser des plantations et... d'installer autour du lac des panneaux indiquant le danger de mort.

 

En lisant moi-même cette histoire incroyable, alors que, quelques mois auparavant, j'étais passé à côté de la butte de déchets sans imaginer ce qu'elle cache, je me décide à faire une nouvelle visite. Le site est splendide. Du haut de la butte on bénéficie d'une vue sur la ville au loin. Quant au lac, il offre un décor on ne peut plus bucolique, si on fait abstraction des nombreux panneaux « Lebensgefahr » - danger de mort. Étrangement, les oiseaux et les canards ne sont pas incommodés par le poison et contribuent à normaliser l'aspect général du site. Toutes les tentatives pour diminuer l'émanation du gaz toxique ont échoué, comme si la nature, sceptique sur les performances de la mémoire des humains, refusait d'oublier totalement les blessures reçues au nom d'une idéologie (in)humaine et s'adressait ainsi aux générations suivantes.

 

 

Le sentiment de beaucoup d'allemands sur cette courte période de construction en grand nombre est ambigu. Ils condamnent cette folie de construction de bâtiments tous destinés à être les plus grands du monde. Mais ils ne peuvent s'empêcher d'admirer le « made in Germany », l'organisation et l'efficacité du travail et la qualité de la construction prévue pour durer autant que le « Reich de 1000 ans », à l'image des monuments légués par l'empire romain. D'autres projets étaient à l'étude : A Berlin, la nouvelle capitale mondiale, « Germania », devait dépasser Rome et Paris.

Quelques années plus tard, la même efficacité dans l'exécution conduira à la solution finale, ce qui oblige à relativiser la performance des bâtisseurs. Il est troublant de constater que le brillant architecte Speer, fasciné par Hitler bien avant son arrivée au pouvoir, était incapable de refuser le défi à relever de ces constructions audacieuses et qu'il n'hésita pas à vendre son âme au diable, comme il l'a reconnu lui-même. En 1942, il dut accepta le poste de ministre de l'armement.

 

Pour les constructions de prestige, l'argent est rarement un problème. Le monarque trouve toujours des sources de financement, ce qui ne l'empêche pas d'économiser, au moins de réduire le coût des différents postes. Diminuer les salaires de la main d'oeuvre ou, mieux encore, ne pas avoir à payer les ouvriers en est un moyen. Par contre, l'énorme besoin en granit taillé ne semble pas pouvoir être résolu par une simple décision administrative. Le super-organisateur Speer eu pourtant une idée: Installer les camps de concentration à proximité de carrières de granit. Le choix du site du Struthof, dans les Vosges s'explique ainsi, car on venait d'y découvrir un très beau granit rose. Si Speer lutta contre la déportation et l'extermination systématique des juifs, c'est qu'il tenait à conserver les plus forts pour travailler dans les carrières, puis dans les usines d'armement dont il avait la responsabilité.