Un peu à l'écart du centre historique, sur un vaste espace de plusieurs hectares, alternent lotissements récents, parcs, bois, lacs et vestiges de constructions plus ou moins identifiables, dont la présence incongrue éveille néanmoins une impression de “déjà-vu”. En effet, ces constructions, aux dimensions excessives, avaient pour fonction de servir de décor, une semaine par an, aux divers rassemblements de foules organisés par le parti nazi et de ménager, exactement au point de convergence des regards, une petite tribune d'où le Führer tenait ses discours.

 

 

Ce lieu porte un nom : « Reichsparteitagsgelände » que l'on pourrait traduire par : « site des journées du parti du Reich ». Ce qui reste visible actuellement est très spectaculaire, mais ce qui n’apparaît pas au grand-jour n'en est que plus intriguant, et une étrange impression d'absence nous submerge dès que l'on se prend à superposer aux étendues vides que l'on a devant les yeux, les milliers de silhouettes parfaitement alignées, ou bien la marée de bras tendus , que nous montrent des images d'archives largement diffusées. 

 

En hiver, les vastes espaces déserts et enneigés renforcent ce sentiment d'absence, celle des foules enthousiastes comme celle de leurs victimes. Les pierres elles-mêmes portent leur part de culpabilité. Elles proviennent de carrières, à proximité desquelles l'architecte du Reichsparteitagsgelände, Albert Speer, avait obtenu qu'on installe des camps de concentration, s'assurant ainsi une main d’œuvre bon marché pour extraire les blocs de granit nécessaires. Le grand absent, c'est aussi le « stade allemand », prévu pour contenir plus de 400 000 spectateurs. Son histoire, à elle seule, témoigne de la démesure des projets d'Hitler, tout autant que de la façon dont la nature s'est vengée de l'outrage fait à ce territoire, jadis dédié aux plaisirs simples : promenade en famille, canotage, visite du zoo.

Tandis qu'à Nuremberg on creusait les fondations du futur stade, à une cinquantaine de kilomètres de là, une maquette grandeur nature, de quelques rangées de gradins, était construite à flanc de montagne. Il en reste d'énormes murs de béton et des dizaines de blocs plus petits, perdus au milieu des arbres qui ont repoussé entre temps. Actuellement, le lieu ressemble plutôt à un cimetière abandonné, ce qu'il est aussi, d'une certaine manière.

Au bout de deux ans, les travaux ont été interrompus par la guerre. A Nuremberg, l'eau provenant de la nappe phréatique a comblé peu à peu le gigantesque trou en forme de fer à cheval. Après la guerre, une partie du nouveau lac fut d'abord comblée par les gravats des immeubles détruits lors des bombardements, puis par des déchets divers, jusqu'à ce que l'eau de pluie, en entraînant des résidus industriels, vienne contaminer l"eau, provoquant des émanations de gaz hautement toxiques! Sur les rives du lac actuel, au charme bucolique indiscutable, cohabitent donc les cygnes, les jardins d'enfants... et les panneaux prévenant du “danger de mort”.

 

Les allemands connaissent mal cette histoire. Seule une poignée d'entre eux ont entendu parler de la maquette du stade et rares sont ceux qui s'y rendent. De plus, l'absence, volontaire ou non, de souvenirs chez les contemporains du IIIème Reich, a conduit à un déficit d'information pour les générations suivantes. Depuis une quinzaine d'années, sans doute en raison de la disparition progressive des témoins oculaires, le « devoir de mémoire » s'intensifie, y compris au cinéma et à la télévision. Les jeunes allemands peinent à se sentir concernés par cette histoire ancienne. Dans la ville-symbole de Nuremberg, le débat autour du sort des vestiges du fascisme renaît : Fallait-il les détruire, les réhabiliter, les transformer ? Le choix des autorités est de plus en plus délicat : En période de crise, peut-on se permettre de dépenser des sommes conséquentes, pour restaurer des constructions somme toute inutiles ? Doit on, au contraire, permettre à ces pierres de continuer à témoigner d'un « temps déraisonnable » ?

 

Ce n'est pas à moi de répondre à ces questions. Par contre, alors que les survivants ont presque tous disparu et que l'image du nazisme tend à se banaliser auprès de nombreux jeunes un peu partout en Europe, il est devenu nécessaire d'être témoin du présent. Ma démarche est à la fois banale et singulière. Banale, dans la mesure où la plupart des informations que j'ai rassemblées sont facilement accessibles. Singulière parce que je ne me suis pas promené sur le site de Nuremberg en touriste. J'ai voulu interroger, comprendre et tout voir.

 

 

Il est temps maintenant de rendre compte de cet authentique parcours initiatique, de ses rebondissements, de divers recoupements inattendus, ainsi que des réflexions et des réactions qu'il a suscitées, autant chez moi que chez les personnes interrogées. Cette démarche personnelle à la rencontre des lieux, des hommes et des faits, ainsi que la confrontation du passé et du présent, des images et des souvenirs, constituent la trame de 

 

« Nuremberg, une dramaturgie de l'absence »

 

 

Bernard Loyal juillet 2013