La Promesse oubliée

 

 

Avertissement: Les personnages évoqués dans ce texte et les propos que je leur fais tenir ne sont pas imaginaires. Issus de souvenirs lointains, il leur a fallu toutefois subir l'inévitable espièglerie déformatrice de ma mémoire. ( l'auteur )

 

 

La photo vient de tomber de l'album, une ancienne diapositive 24x36, sous cache en carton, mêlée à quelques tirages papier, et qui a profité de ma soudaine velléité de rangement pour se rappeler à mon bon souvenir, plus exactement, pour me rappeler une promesse non tenue. Ne sachant pas si je dispose encore d'une visionneuse en état de marche, je dirige la diapositive vers la fenêtre et la regarde par transparence. J'y vois trois femmes, posant devant des ruines et vêtues d'un ensemble bleu marine qui doit être un uniforme. Derrière elles, on distingue trois clochers à l'élégance caractéristique des églises orthodoxes roumaines. La femme du milieu est plus jeune que les deux autres, presque encore une adolescente. Elle sourit plus franchement, avec un certain naturel qui tranche sur l'attitude guindée de ses voisines. La jeune-fille n'est pas particulièrement jolie, mais son attitude attire le regard et c'est elle qu'on remarque en premier. Il me faut un certain temps pour me souvenir des circonstances dans lesquelles j'ai pris une photo aussi banale, de celles que je déteste, où les individus cachent à moitié le décor, monument ou paysage, afin de prouver, qu'un jour, ils ont bien été là. D'ailleurs, je ne reconnais aucune de ces trois femmes et il me faut vérifier la date et le thème de l'album, d'où la photo s'est échappée, pour confirmer qu'il s'agit de mon deuxième voyage en Roumanie, au printemps 1992, et faire resurgir d'autres détails : J'étais alors sur le chemin du retour, vers Bucarest, puis vers la France.

 

Une dizaine de jours plus tôt, j'étais sorti soulagé de l'aéroport de Bucarest-Otopeni. Le douanier roumain avait tout de suite remarqué que mon passeport était périmé depuis deux semaines. Dans mon impatience de revenir en Roumanie, il ne m'était à aucun moment venu à l'idée de vérifier la validité de mes documents personnels. Heureusement, en 1992, les fonctionnaires roumains étaient devenus plus compréhensifs et celui-ci , au vu de mon air dépité, puis de ma carte d'identité, m'avait laissé passer, m'évitant ainsi de camper dans l'aéroport en attendant l'avion de retour !

 

Impatient, je l'étais, c'est certain ! Deux ans auparavant, en mars 1990, j'avais découvert la Roumanie à l'occasion d'une opération humanitaire qui se doublait d'une prestation artistique et nous avions sillonné une partie du pays pour jouer, une dizaine de fois, une pièce de théâtre bilingue, qui parlait de musique et de résistance. J'avais été sollicité pour réaliser un reportage filmé mais, au dernier moment, l'argent avait manqué. Je faisais néanmoins partie du voyage, sans autre tâche que d'observer. Pour moi, qui me tenais, certes, au courant de l'actualité mais qui, comme la plupart de mes compatriotes, ne m'étais jamais particulièrement intéressé à ce pays lointain qu'était la Roumanie, la découverte fut de taille. C'était la raison pour laquelle, dès que cela m'avait été à nouveau possible, j'avais décidé d'y revenir, seul cette fois, de louer une voiture et de me déplacer, sans itinéraire précis, au gré des rencontres. Entre-temps, j'avais lu tout ce que j'avais trouvé sur l'histoire et la littérature roumaines et j'avais acquis quelques connaissances linguistiques que j'avais hâte de tester. L'occasion se produisit très vite lorsqu'à la sortie de l'aéroport, un chauffeur de taxi vint me proposer de me conduire en ville. Il avait repéré mon attitude incertaine, tandis que je cherchais le stand de la compagnie auprès de laquelle j'avais réservé une voiture depuis Paris. J'eus beau lui répondre « Nu am nevoie ! », mon allure hésitante l'incita à ne pas abandonner l'affaire. En effet, l'employée du stand Hertz venait de me répondre qu'elle ne trouvait aucune réservation à mon nom. Comprenant mon embarras, le chauffeur de taxi cessa de me harceler et poussa l'amabilité et le désintéressement professionnel jusqu'à m'indiquer le petit stand, beaucoup plus discret, où je devais probablement m'adresser pour récupérer mon véhicule. Il s'agissait d'une simple Dacia, identique à quatre-vingt pour cent des voitures en circulation en Roumanie et la célèbre compagnie de location de voitures concurrente n'aurait jamais osé proposer ce modèle à sa clientèle ouest-européenne !

Une heure plus tard, traversant Bucarest au volant de ma Dacia, je fus frappé par la présence de nombreuses voitures de marques allemandes, totalement absentes lors de ma première visite, ainsi que par des magasins excessivement éclairés et qui ne proposaient pourtant que des objets inutiles et sans originalité, ceux-là même qu'on trouvait en France dans les boutiques de type « Paris pas cher ». Dans la capitale roumaine, les bienfaits du capitalisme se manifestaient déjà par l'accès au luxe ou au superflu, tandis qu'un peu plus loin, à l'écart du centre, se dressaient des barres entières d'immeubles sans façades ni cloisons, délaissés, sans doute faute d'argent, par les entreprises chargées de leur construction. Les bâtiments s'étaient dégradés avant même d'être achevés. Réduits à de gigantesques carcasses, certains d'entre eux faisaient penser à des squelettes d'animaux préhistoriques, une impression que renforçait encore la présence des grues immobiles. Je ne tenais pas à rester longtemps à Bucarest, que j'avais déjà visité deux ans auparavant, mais je m'arrangeai néanmoins pour m'égarer, afin de redécouvrir furtivement, comme par hasard, des lieux qui étaient restés gravés dans ma mémoire et je savourais aussi le plaisir de répéter à haute voix le nom roumain de la ville: Boukourècht', comme s'il s'agissait d'un bonbon pétillant dont je laissais les bulles me chatouiller le palais.

 

A l'aide de photos ou de descriptions trouvées dans les rares guides, généralement anglais ou allemands, consacrés à la Roumanie, j'avais sélectionné quelques points sur la carte, une dizaine tout au plus, que j'avais hâte de découvrir dans la réalité. Ces lieux ne dessinaient pas un itinéraire rationnel, plutôt une invitation au vagabondage. Je savais que certaines visites devraient être abandonnées, faute de temps et je me réservais la possibilité de dévier de ma route au hasard des sollicitations diverses. Par chance, elles ne manquèrent pas ! Sibiu était la seule ville dans laquelle j'avais un rendez-vous et j'avais donc décidé de commencer par là, puis de prendre mon temps sur le chemin, volontairement sinueux, du retour.

 

J'avais choisi d'emprunter les routes secondaires, afin de traverser les villages et d'y découvrir de petites églises de campagne, de celles dont la modestie même fait le charme et qui ressemblent parfois à des miniatures, tant leurs proportions restent identiques à celles d'autres églises, plus prestigieuses, que j'avais visitées auparavant. On y retrouve généralement le petit portique, qui protège des intempéries les fresques surmontant l'entrée principale, mais aussi un large toit, au milieu duquel se dresse un ou deux clochers. La plupart des églises que je croisai cette année-là auraient mérité un petit rafraîchissement, parfois des travaux plus importants, mais elles affichaient leur fierté d'appartenir à une même grande famille et les reflets du soleil jouant sur leur toit en zinc permettaient de les repérer de loin. J'en découvris beaucoup, parfois au milieu d'un simple hameau. Malheureusement, elles étaient souvent fermées, mais je pus en photographier tranquillement l'extérieur car, dans ces villages et en semaine, chacun vaquait à ses occupations, sans imaginer qu'un touriste venait de s'égarer près de chez lui. A force de faire des détours, d'emprunter des petites routes qui conduisaient à un village aperçu au loin, puis à un autre, et refusant de revenir sur mes pas, je finis par constater que j'étais réellement égaré, incapable de repérer sur la carte ma position exacte ou le nom du village. J'eus beau l'arpenter, il resta irrémédiablement désert. Nulle boutique ouverte, nulle vieille femme, assise sur un banc devant sa maison. Seuls quelques chiens suivirent la voiture du regard, sans même prendre la peine de relever la tête. Heureusement, alors que je commençais à perdre espoir, car j'avais la nette impression de tourner en rond, je finis par apercevoir, au loin, un homme sortant d'une maison. J'accélérai pour le rattraper, espérant qu'il pourrait me renseigner. Étrangement, il pressa le pas en direction de la route et fit de grands signes qui ne pouvaient s'adresser qu'à moi. Il n'était pas tout jeune. Son costume marron devait l'accompagner depuis bien des années et il portait un chapeau de feutre de même couleur, qui laissaient voir des cheveux d'un gris clair assorti à ses yeux. Il pensa certainement que je m'étais arrêté à sa demande car il s'approcha avec un grand sourire de la vitre baissée et commença à parler rapidement, sans que je puisse saisir le moindre mot. Il sembla très surpris par ma mimique désolée, recula d'un pas pour observer la voiture et, constatant qu'il s'agissait bien d'une voiture roumaine, il ne parvint visiblement pas à expliquer comment le conducteur d'une Dacia pouvait ne pas parler roumain. À mon tour, je lui demandai comment rejoindre la route principale et il réalisa alors qu'il avait affaire à un étranger. Il enleva son chapeau, s'excusa et se préparait à partir lorsqu'il se ravisa. Faisant cette fois l'effort de parler plus lentement, il me demanda si je pouvais l'accompagner. Il venait de rendre visite à sa sœur et il habitait dans un village voisin. Il me montrerait au passage la route de Râmnicu-Vâlcea. Je ne pouvais être que d'accord et le vieil homme monta dans la voiture. Il se tut un moment mais je sentais qu'il avait envie de faire la conversation. Il voulut naturellement savoir d'où je venais et si je voyageais pour mon travail. Je lui répondis que je voulais photographier les églises et, lorsqu'il apprit que j'étais français, il se fit plus volubile et parla de nouveau un peu trop rapidement pour moi. J'eus du mal à comprendre. Il me sembla qu'il était question d'un monastère et aussi d'une grande fête. Un prénom revenait régulièrement dans son discours. L'enthousiasme communicatif de mon compagnon de route laissait imaginer qu'il s'agissait d'un événement exceptionnel et, lorsqu'il me posa brusquement une question, je sentis qu'il fallait répondre « da » pour ne pas le décevoir. Il se redressa sur son siège, montrant ainsi qu'il prenait les choses en main, et me fit changer de direction au carrefour suivant. Après un bon quart d'heure de route, j'aperçus une imposante bâtisse se dresser sur une petite hauteur et se détacher sur les premiers contreforts des Carpates. Liviu - c'est ainsi qu'il s'était présenté - me fit signe de me garer à l'extérieur. Je crus que le large porche, aménagé dans une tour surmontée d'un clocher, menait à l'intérieur d'un château et je fus donc d'autant plus surpris de découvrir une superbe église de style brâncovan, trônant au milieu de la vaste cour. Les bâtiments constituant l'enceinte étaient parcourus, au rez-de-chaussée et au premier étage, de galeries, donnant accès à une multitude de portes, qui menaient probablement chacune à de petites pièces, des cellules de moines peut-être. L'ensemble était lumineux et les murs, fraîchement repeints en blanc, mettaient en valeur l'encadrement ocre des fenêtres et des balustrades. Liviu se dirigea vers une salle du rez-de-chaussée et y pénétra sans hésitation. Ici, tout le monde le connaissait et il me présenta comme si j'étais un hôte de marque. Je compris qu'il était allé demander l'autorisation de me faire visiter le monastère, car rien n'était encore prévu pour accueillir les touristes. Au cours de notre promenade, nous ne rencontrâmes d'ailleurs que des ouvriers ou des religieuses et, chaque fois, Liviu échangeait quelques mots avec eux. C'était étonnant comme il s'était transformé. Le petit vieillard qui m'avait fait signe pour que je le prenne en voiture était devenu un organisateur dynamique. Il allait d'un étage à l'autre, d'une aile à l'autre et on aurait pu croire qu'il était chargé de surveiller l'avancement des travaux. Son ton changeait, selon la personne à laquelle il s'adressait. Très respectueux vis-à-vis de la plupart des nonnes que nous croisions, il lui arrivait néanmoins de plaisanter avec certaines d'entre elles, plus âgées et qu'il connaissait probablement depuis longtemps. Aux ouvriers, il devait poser des questions techniques, car ceux-ci répondaient par de longues explications, indiquant de la main telle ou telle partie de leur travail achevé ou à faire et Liviu hochait la tête d'un air de connaisseur. Il leur tapait ensuite paternellement sur l'épaule, avant de dire au-revoir et de continuer son « inspection ». Régulièrement, il se tournait vers moi et le prénom – ou ce que je prenais pour tel - qui m'intriguait revenait à nouveau. J'avais un peu le tournis. Le comportement de Liviu me fascinait mais j'aurais aimé visiter à mon rythme, m'imprégner de l'atmosphère de ce lieu dont j'ignorais jusqu'à l'existence une heure auparavant. Heureusement, Liviu me proposa d'entrer dans l'église et se fit plus discret. La restauration était quasiment achevée et les peintures murales de l'intérieur étaient en très bon état.

 

Je fouille dans mes photos et, parmi les diapositives 6x6 qui, elles, sont restées en bandes, je trouve celles qui correspondent à mes souvenirs. Tout y est éclatant de lumière, prêt à accueillir les premiers visiteurs et j'ai soudain l'impression d'avoir vu ce lieu dans un livre, il n'y a pas si longtemps. Actuellement, les guides sur la Roumanie ne manquent pas. Je feuillette celui qui se trouve dans ma bibliothèque et je reconnais une illustration presque identique à ma photo : La même église, les mêmes arcades, la même tour d'angle au toit pointu et je réalise que ce monastère, que j'avais eu la chance de visiter par hasard, n'était autre que celui d'Hurezu, classé, dès 1993, au patrimoine mondial de l'Unesco.

 

Néanmoins, le temps pressait et c'est à regret que je vis l'imposant bâtiment disparaître dans le rétroviseur. Je ne savais pas où j'allais pouvoir trouver un hôtel, à Râmnicu-Vâlcea peut être, si je parvenais à suivre les explications de Liviu sans me tromper. Il commença par me mener à son village et, pendant le court trajet qui nous restait à parcourir ensemble, il me parla à nouveau de la fête. Je compris une date mais l'objet exact de cette cérémonie resta obscur. Il me fit promettre de venir y assister. Je ne voulais ni le contredire, ni le décevoir. Je hochai la tête pour signifier que j'avais compris, mais que je n'étais pas certain d'être en Roumanie à cette date-là. Je crois avoir lu dans un journal, quelques mois plus tard, qu'une béatification avait eu lieu à cette période et que le pape avait fait le déplacement, mais, aujourd'hui, en dépit de mes recherches sur internet, je ne trouve aucune trace d'un tel événement. Probablement s'agissait-il en fait de l'inauguration officielle du monastère rénové et, dans ce cas, le mot que j'avais pris alors pour un prénom ne serait en réalité que le nom du monastère.

 

Ma Dacia de location, immatriculée en Roumanie, passait totalement inaperçue au milieu des milliers d'autres. A part les quelques voitures allemandes que j'avais vues à Bucarest, je croisais, sur les routes, presque uniquement ces clones de la Renault R12 française, dérivée dans un nombre impressionnant de variantes inédites chez nous, break, camionnette, pick-up, et de couleurs originales : vert, orange, bleu. Tout était bon pour décliner le modèle de base, et la vision d'un parc de stationnement dans une ville roumaine avait quelque chose de fascinant. En chemin, je vis des auto-stoppeurs. Ils n'avaient aucun bagage et ne ressemblaient en rien aux jeunes qui choisissait ce mode de déplacement pour découvrir l'Europe mais, ayant moi-même longtemps voyagé de cette manière et disposant de place, je pris les deux hommes qui m'avaient fait signe. Ils m'indiquèrent le nom d'une ville que j'avais en effet repérée sur la carte, montèrent tous les deux à l'arrière et ne dirent pas un mot. Cela me parut un peu étrange. Les auto-stoppeurs s'arrangent souvent pour que l'un d'eux s'asseye à côté du chauffeur et réponde à quelques questions, toujours les mêmes, à propos de leur nationalité, du but de leur voyage, de la date de leur départ, etc. Mes passagers, eux, restèrent silencieux, n'échangeant entre eux que de brèves paroles et j'en déduisis qu'ils ne voulaient pas me déranger. Un peu avant d'entrer dans la ville suivante ils me demandèrent de m'arrêter. L'un des deux hommes descendit de la voiture, tandis que l'autre sortait son portefeuille et en tirait un billet qu'il me tendit. Il ne comprit pas mon geste de refus, sembla hésiter, puis réalisa, à ma façon de parler, que seule la voiture était roumaine et il rangea son billet, presque à contre-cœur, comme s'il m'en voulait de ne pas respecter les coutumes locales. Je me souvins alors que le comportement de Liviu m'avait déjà intrigué. Lui aussi cherchait une voiture, alors que je croyais m'être arrêté afin qu'il me renseigne !

 

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Curtea de Arges figurait sur mon circuit personnel et ce lieu me revient en mémoire avec précision parce qu'il est lié, lui aussi, à une rencontre singulière. Quand on monte, par la route, vers la célèbre basilique conçue par l'architecte Manole, on passe tout d'abord devant une église, plus ancienne, de taille imposante, plus discrète dans son apparence extérieure, mais dont l'intérieur est exceptionnel. A vrai dire, c'était plutôt les vestiges voisins qui m'avaient attiré, ceux de l'ancienne résidence princière évoquée dans le nom de la ville. Je fis néanmoins le tour de l'église, avant de me risquer à l'intérieur et je crus tout d'abord être seul, mais une belle femme brune d'une quarantaine d'années apparut dans l'ouverture séparant le naos et le cœur. Ses vêtements ordinaires et tachés ne permettaient pas de la prendre pour une touriste. Elle s'approcha et me posa une question mais, comme le temps nécessaire à mon cerveau pour analyser la phrase et tenter de lui trouver un sens avait dû être trop long, elle ajouta, avec un brin d'impatience :

« Deutsch ? English ? Magyar ? Français ? Rousski ?

- Oui, français ! »

Son air un peu distant, presque ennuyé, disparut aussitôt et son visage s'éclaira d'un grand sourire. Elle me tendit la main :

« Angela Rossu ! Je dois accueillir les visiteurs lorsqu'il en vient mais, en fait, je travaille à la restauration des fresques. De temps en temps des ouvriers interviennent sur le gros-œuvre ou bien déplacent les échafaudages et ils repartent dès qu'ils ont terminé. Je suis donc très souvent seule. Depuis six ans bientôt, je viens ici, tous les matins, dans cet endroit qui attend patiemment que je lui rende une seconde jeunesse. »

Je me souviens de la fraîcheur bienvenue de ce lieu, tandis qu'à l'extérieur, en ce mois de mai, l'air était déjà brûlant, une fraîcheur stable, qui avait peut-être contribué à conserver les fresques mais qui provoquait chez Angela des quintes de toux régulières. Elle n'ignorait pas qu'elle laisserait dans ce lieu les traces de son travail méticuleux, mais aussi une partie de sa santé. Elle se sacrifiait, au sens propre, pour cette église et je ne pouvais pas m'empêcher de faire le rapprochement avec Manole, l'architecte de la basilique toute proche, qui avait dû emmurer vivante sa propre femme, dans le bâtiment en construction, afin de rompre une malédiction qui empêchait l'achèvement des travaux. C'est du moins ce que rapporte la légende.

 

Angela parlait un français impeccable et je me demandais si elle aurait été capable de s'exprimer aussi bien dans les autres langues qu'elle m'avait citées. Probablement, tant l'histoire de cette région a contraint ses habitants à s'adapter aux circonstances et aux langues, choisies ou imposées. Je sentis que la femme avait besoin de parler et je donnais sans doute l'impression d'avoir tout mon temps, ce qui n'était pas faux. Elle évoqua ses études à Cluj, expliqua comment elle concevait son métier en général et son travail dans cet église en particulier, parla de ses ambitions et aussi de ses déceptions, voire de ses colères, devant les décisions prises par d'autres, loin d'ici, dans la capitale et qui concernaient « son » église. Elle laissa percer une pointe d'amertume, estimant que les élus de la ville ne se préoccupaient de son travail que pour en critiquer la lenteur, lorsque la visite officielle d'un haut responsable local, d'un ministre ou, qui sait, peut-être du « conducator » lui-même, était annoncée.

A l'époque de ma rencontre, certains roumains osaient parler plus librement, surtout à des étrangers. Les langues se déliaient. Toute sa vie Angela avait attendu un changement politique. Voilà qu'il s'était produit et il ne prenait pas tout à fait la forme qu'elle avait espérée. Elle constatait qu'à l'échelon local nombre de ceux qui lui avaient jadis mis des bâtons dans les roues étaient parvenus à garder leurs prérogatives, tandis que certains de ses camarades de lutte, « montés » à Bucarest pour occuper des postes de responsabilité, avaient tendance à oublier la réalité du terrain, au moment de prendre leurs décisions.

 

En écoutant ma guide, je repensai à une anecdote de mon premier voyage : Notre petite troupe se déplaçait alors en voiture, d'un lieu de représentation à l'autre et nous nous étions arrêtés, un jour, en pleine campagne, après avoir aperçu, dans un champ, un groupe de plusieurs dizaines de femmes occupées à ramasser les pommes de terre. Décidant de proposer un concert improvisé, nous avions descendu le piano du camion. Les femmes – il y en avait de tous les âges – étaient restées stupéfaites devant cette soudaine apparition, totalement inexplicable. Toutefois, pour obtenir l'autorisation de distraire les paysannes de leur labeur pendant quelques minutes, il avait fallu chercher le responsable du groupe. C'était un homme qui surveillait toutes ces femmes. Il se tenait un peu à l'écart et, bien entendu, il ne participait pas à l'activité générale. L'arrivée impromptue du pianiste, de la chanteuse et des personnes qui les accompagnaient le mettait visiblement dans l'embarras. Personne ne lui avait jamais dit ce qu'il convenait de faire dans de telles circonstances et pour cause ! Il fit le choix le plus judicieux. Décidé à passer pour un ami déclaré des artistes, surtout lorsqu'ils étaient français, et désirant peut-être aussi prouver, qu'en trois mois, quelque chose avait déjà changé en Roumanie, il nous laissa nous installer. Les paysannes n'étaient pas censées arrêter leur activité pour autant et, par un réflexe de prudence, les plus âgées continuèrent en effet à ramasser les pommes de terre, tandis que les plus jeunes, les plus sensibles aussi - ou les plus naïves ! - se prenaient à entrevoir l'existence d'un monde merveilleux où de tels événements inattendus peuvent se produire dans la réalité, loin des fêtes obligatoires et strictement encadrées, qui prévalaient jusque-là.

Le concert achevé, tandis que nous remontions dans les voitures, aucun de nous ne se risqua à imaginer le comportement du responsable du ramassage après notre départ. Avait-il fait accélérer la cadence afin de rattraper le « temps perdu » ? Lui aussi avait probablement occupé les mêmes fonctions avant la chute de Ceaucescu. Qu'y avait-il de changé pour ces femmes, dans leur vie de tous les jours ? Nous n'avions pas le temps de regarder derrière le rideau des apparences. Nous n'étions que de passage, très fiers d'apporter la culture jusque dans les champs. Nous-mêmes avions l'impression de jouer un rôle essentiel dans ce premier printemps d'après révolution et nous partagions l'enthousiasme de ceux qui y croyaient.

 

Deux ans plus tard, le discours d'Angela ne représentait qu'une facette de la réalité, mais il contribuait à tirer un bilan provisoire. Elle était convaincue que certains responsables haut placés n'attendaient qu'un prétexte ou, au plus tard, la fin officielle des travaux, pour se débarrasser d'elle et que plus personne maintenant ne pourrait la protéger. J'écoutais avec intérêt et aussi avec une certaine gêne. Angela s'était peu à peu identifiée au bâtiment dont elle avait la charge depuis si longtemps et je comprenais bien qu'il lui serait difficile de le quitter.

 

Afin de changer de sujet, je demandai à Angela si je pouvais faire quelques photos. Elle accepta et retourna un moment sur son échafaudage en me laissant seul. Sur les fresques, de nombreux personnages étaient à hauteur d'œil et il était facile de les cadrer. Je me souviens très bien de l'un d'eux, allongé, en train de dormir, la tête appuyée sur son bras replié, et je revois encore sa place, sur le mur. Je retrouve d'ailleurs sa photo. Il doit s'agir d'une représentation du songe de Jacob. La position du personnage et les traits de son visage expriment une grande quiétude, qui tranche sur l'attitude hiératique et figée de la plupart des autres figures.

En fait, à cette époque, seuls le naos et pronaos étaient achevés. Une bâche cachait encore l'iconostase et l'autel, ainsi que l'intérieur des tours. Angela me décrivit un détail de la fresque particulièrement remarquable, située sur les parois intérieures de la tour principale, mais précisa qu'il lui était interdit de le montrer. Dans un sursaut de rébellion qui me parut dérisoire mais qui devait représenter beaucoup pour elle, Angela déclara soudain, qu'après tout, je pouvais prendre une photo de ce « site interdit ». Je mis l'interdiction - comme la rébellion - sur le compte d'une psychose de méfiance systématique qui mettrait probablement plusieurs années à disparaître. Cette partie de l'église, cachée par la bâche, se trouvait dans l'obscurité. Il était difficile de passer la tête, encore plus de cadrer. Je fis néanmoins la photo, plus pour faire plaisir à Angela que pour compléter ma collection, car je dus utiliser le flash, ce qui ne permettait pas d'avoir une lumière régulièrement répartie. C'est ce que je constate, aujourd'hui, en retrouvant les diapositives correspondantes.

 

Après avoir quitté Angela, avec laquelle j'étais resté plusieurs heures, j'étais allé jusqu'à la basilique de Manole. En dépit de l'architecture audacieuse de l'ensemble et de la richesse extraordinaire de la décoration intérieure, j'eus l'impression de me retrouver dans un monde « normal » : J'avais payé mon entrée et je circulais en compagnie d'autres touristes. Le lieu était magnifique mais, lorsque j'essaie aujourd'hui de m'en souvenir, aucune image ne surgit spontanément.

 

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Le surlendemain, j'étais arrivé en soirée à Târgovişte. J'avais trouvé une chambre, dans un de ces hôtels pour les étrangers, sans âme et au tarif très élevé. Je n'avais pas de plan de la ville et, de plus, j'avais oublié ce qu'il y avait à visiter. Je me souvenais simplement qu'il s'agissait, ici aussi, d'une ancienne cité royale et je m'attendais à y découvrir des vestiges, sans savoir où ils se trouvaient, ni en quoi ils consistaient exactement. Pensant être au centre historique de la ville, j'avais garé ma voiture sur une place où se dressait une grande église orthodoxe. Malheureusement l'église était trop récente et j'avais décidé de continuer mes recherches à pied. Les rues étaient calmes. Il y avait très peu de voitures. Les habitants traversaient la chaussée, passaient d'un petit magasin à l'autre ou bien rejoignaient un voisin, sans se presser. Certaines discussions étaient animées mais on ne percevait aucune trace d'urgence. Tous continuaient - mais pour combien de temps ? - à vivre au rythme qui avait été celui de leurs parents et des générations précédentes.

Ce ne sont pas mes souvenirs, seuls, qui me permettent de faire cette description, mais les photos que j'ai sous les yeux. Sur l'une d'elles je reconnais très nettement la façade d'un cinéma, le « Victoria ». Deux hommes, dont l'un porte une chemise blanche et un chapeau de feutre noir, discutent près de l'affiche du film. Ils sont accompagnés d'un enfant. Une femme, un bébé dans les bras, se tient à leurs côtés. Si je pouvais projeter la diapositive et l'agrandir, je parviendrais probablement à distinguer le titre du film.

 

Continuant ma promenade, je finis par arriver devant un bâtiment historique, bien rénové, dans lequel on avait aménagé plusieurs salles d'expositions. Je pensai avoir une chance, ici, de glaner des renseignements. En fait, les premières salles étaient consacrées à des peintres. Je ne connaissais pas beaucoup de noms, seul celui de Grigorescu m'était familier, car il y avait eu une exposition, à Paris, quelques mois auparavant. Je regardais les toiles, avec intérêt, conscient pourtant qu'il y avait nécessairement autre chose à voir dans cette ville, lorsqu'une jeune fille entra discrètement dans la pièce où je me trouvais puis changea de salle en même temps que moi. Ses vêtements, taillés dans un tissu bleu sombre, pouvaient passer pour un uniforme et j'en déduisis qu'il devait s'agir d'une surveillante. Au bout de quelques minutes, une femme plus âgée traversa à son tour la pièce, d'un pas vif, puis se retourna et s'adressa brièvement à la jeune fille d'un ton ferme, en dépit du sourire qui l'accompagnait. La jeune fille – appelons-la Elena - alla chercher quelques documents sur une table, s'approcha de moi et commença à me parler. Il me fut difficile de la comprendre. Elle prit alors un des prospectus qu'elle tenait à la main, me le tendit afin que je puisse le lire et entreprit de commenter les tableaux exposés, tout en me montrant sur le prospectus le titre de l'œuvre ou le nom du peintre. Cette situation ne me convenait pas vraiment. J'aime bien être seul devant une œuvre et comme j'étais, une fois de plus, le seul visiteur, cela aurait été facile, mais je n'osais pas décevoir la jeune fille et j'acquiesçais régulièrement. J'avais l'impression d'être un examinateur, face à un candidat qui s'efforce de bien faire. De temps à autre, pourtant, je la remerciais sur un ton aimable mais qui signifiait qu'elle pouvait s'arrêter là et elle finit, en effet, par me laisser visiter à mon rythme. Après être passé par toutes les pièces du musée, je m'apprêtai à partir lorsqu'elle revint vers moi et me cita un lieu en me demandant si je voulais le voir. D'après le nom, je déduisis qu'il devait s'agir d'une église et j'acceptai sa proposition. Comme elle me quitta subitement, j'eus peur de m'être mal fait comprendre, mais elle revint peu après avec un trousseau de grosses clés et ce n'est qu'une fois arrivé devant l'église que je compris qu'elle était fermée et que, seul, je n'aurais pas su à qui m'adresser pour la visiter. Tout comme Liviu quelques jours plus tôt, la jeune fille resta en retrait tandis que je pénétrais dans l'église. On peut en admirer l'architecture et les peintures mais ces lieux sont avant tout destinés au recueillement. Il régnait ici une atmosphère de quiétude qui y était propice, renforcée par la lumière parcimonieuse mais douce provenant de petites fenêtres, judicieusement disposées. Je cherche dans mon album les photos montrant l'intérieur de cette église. Elles en présentent l'aspect général et, dans la trouée lumineuse qui provient de la porte, j'aperçois une ombre portée qui doit être celle de la jeune fille.

Après être ressorti de l'église, je m'apprêtai à remercier Elena et à m'en aller, mais elle m'indiqua des ruines, d'une taille impressionnante, qui s'étendaient dans une sorte de cavité à une centaine de mètres de là. Je compris qu'il s'agissait des vestiges de cette ancienne demeure royale dont j'avais entendu parler. Elena énuméra les princes qui avaient vécu dans cette résidence. Le ton n'était pas très assuré. N'ayant pas de notes devant les yeux, elle faisait un effort pour réciter, sans se tromper, un texte qu'elle avait probablement appris récemment.

Nous parcourûmes ensemble les galeries à moitié écroulées du château. Brusquement elle trébucha et s'appuya par réflexe une fraction de seconde sur mon bras. Une fraction de seconde aussi, elle quitta son air sérieux et un sourire un peu gêné éclaira son visage. En remontant sur la chaussée et comme la visite touchait vraiment à sa fin, j'eus envie de poser à Elena quelques questions personnelles : Si elle était née à Târgovişte, si elle y étudiait, si elle comptait travailler longtemps comme guide. Elle sembla décontenancée et me répondit néanmoins, quoique très brièvement, et je compris qu'elle ne souhaitait pas révéler les détails qui concernaient son avenir. Certes, Elena avait fait des études. En Roumanie, vouloir devenir médecin, ingénieur ou enseignant avait toujours constitué des objectifs concrets et raisonnables. Mais, depuis peu, l'avenir n'était plus obligé d'être raisonnable. Des perspectives d'existences différentes s'offraient sans que l'on sache exactement quelles limites accorder aux rêves. La sensation qu'il existait des modes de vie dont on ne connaissait encore rien, rendait les projets plus vastes, plus intimes aussi, et il était difficile d'en confier le contenu à un étranger, tant il subsistait d'incertitudes.

À son tour, Elena s'enhardit à me demander si je voyageais souvent. Elle espérait sans doute m'entendre confirmer l'image idéale qu'elle s'était forgée de la vie « à l'Ouest ». Je ne tenais pas à la décevoir mais je n'avais pas envie, non plus, d'être complice de ce jeu et je choisis de parler de territoires plus exotiques. Peu de temps auparavant, j'étais allé faire de la marche au Sahara et je tentai, maladroitement, de transmettre mes impressions. Je parlai des nuits passées à la belle étoile, des traces d'animaux retrouvées au matin dans le sable, tout autour de soi. Je lui parlai de l'oiseau qui recherche la présence de l'homme et vole sur place, comme pour le séduire par sa prouesse, et sans doute d'autres choses encore, lorsque je trouvais les mots en roumain.

Je m'arrêtai lorsque je vis une larme couler sur la joue de la jeune fille. Je venais d'évoquer un monde dont ses parents avaient été privés et qu'elle espérait découvrir un jour, sans être encore tout à fait certaine d'y parvenir. Mais il était temps pour elle de retourner au musée. C'est à ce moment qu'Elena me demanda de faire une photo d'elle avec les collègues qui surveillaient les ruines du château. Elle alla les chercher et les trois femmes posèrent, telles que je viens de les retrouver, il y a quelques minutes, sur la photo. Elena écrivit ensuite son adresse sur un petit bout de papier, afin que je puisse lui envoyer un tirage et je promis de le faire !

 

À mon retour en France, je suppose que d'autres tâches m'ont paru plus urgentes, repoussant ainsi le moment d'exécuter ma promesse. Le temps a passé. Probablement ai-je fini par perdre l'adresse, puis par tout oublier, n'ayant plus la possibilité de retourner en Roumanie. Non ! Oublier n'est pas le mot exact. Mettre en réserve dans un coin de sa mémoire ne s'appelle pas oublier. Cette année-là, j'avais fait d'autres rencontres. Pourquoi ces trois-là ont-elles resurgi avec plus de force ? Sans doute parce qu'elles se complètent. J'imagine une photo idéale ou figureraient mes trois personnages, comme s'il s'agissait du grand-père, de la mère et de la fille d'une même famille, en même temps que les représentants de trois générations aux destins si différents.

Liviu avait connu la douceur de vivre des années trente, puis la seconde guerre mondiale et il avait traversé toutes les épreuves de son pays. Née sous le communisme, Angela avait espéré, toute sa vie, des changements réels qui avaient fini par se produire, mais lui laissaient une impression d'inachèvement, tandis qu'Elena allait pouvoir mener une vie d'adulte dans laquelle la dictature ne serait que du passé.

 

Cargèse août 2012