Jamais sans papy !    (Nouvelle)

 

Pas un mot n'a été échangé depuis qu’ils ont quitté l’aire de repos. Marcel et sa passagère regardent en silence les cônes de lumière découpés par les phares de la R18 break qui creusent obstinément la nuit.  Devant eux, les deux taches rouges lumineuses de la voiture qui les précède disparaissent régulièrement, signalant le prochain virage. Derrière eux, un autre chauffeur suit, à son tour, les feux arrière qui le précèdent. Tout le monde roule à 130 km/h et les écarts sont stables. La nuit est paisible.

Paisible, vraiment ? Le front plissé du conducteur et les lèvres pincées de la passagère trahissent la tension qui règne dans la R18. L’homme, quarante-cinq ans, profil de beau gosse sur le déclin et regard sombre, frappe des petits coups nerveux sur le volant. La jeune-femme, vingt-cinq ans, T-shirt moulant et mini-short bleu clair aux bords effilochés, se saisit de son paquet de cigarettes. Elle en sort une et la glisse entre ses lèvres, avant de la remettre dans le paquet sans l’allumer, devinant le bref regard furieux que lui lance le conducteur.        

            - Il a fallu que tu te fasses remarquer, hein ! finit-il par lâcher.

            - Pas si fort ! Tu vas réveiller papy. Je crois qu’il s’est endormi.

L’homme jette un bref coup d’œil vers le rétroviseur et continue sans baisser la voix.

            - On avait pourtant dit : « rester discrets » ! Mais toi, tu t’exhibes dans cette tenue indécente au milieu des rangées de camions.

            - J’avais laissé mon blouson dans la voiture, mon p'tit chou. Et puis ma tenue indécente, comme tu dis, elle ne t’a pas choqué jusqu’ici. Tu aimes bien la dévorer des yeux, ta petite Gina et pas seulement des yeux, ajoute la jeune femme en minaudant pour détendre l’atmosphère.

            - Je t'ai déjà dit de ne pas m’appeler « p'tit chou » ! En tout cas, maintenant, on a vingt chauffeurs routiers prêts à témoigner qu’ils t’ont vu défiler sous leur nez.

            - Et ben, c’était calculé, figure-toi, rétorque Gina en changeant brusquement de ton. Les camionneurs, ils se souviendront de mes fesses, pas de mon visage.

Et, tout en répliquant à son compagnon, la jeune femme enlève prestement son T-shirt et son short qu’elle jette par la fenêtre.

            - Voilà, tu es rassuré ? ajoute-t-elle en croisant les bras avec un air de défi.

Marcel écrase la pédale de frein, tout en braquant vers le bas-côté. Une légère odeur de caoutchouc brûlé pénètre par la vitre ouverte.

La voiture qui les suivait à distance met aussitôt ses warnings et s’arrête à la hauteur de la R18. Le chauffeur baisse la vitre côté passager.

            -  Un problème ? dit-il avant d’apercevoir Gina en slip et soutien-gorge.

            - Non, Monsieur, tout va bien, merci, répond Marcel un peu sèchement.

Il attend que l’intrus se soit éloigné pour remettre dans la boite à gants le pistolet Walther qu’il avait rapidement saisi en apercevant la voiture approcher, dans le rétroviseur.

            - Et voilà, encore un témoin ! Tu as raison, celui-là ne pourra pas décrire ta tenue mais lorsque les gendarmes retrouveront tes fringues sur le bord de la route, même les plus débiles sauront quoi en déduire.

            - Ne t’en fais pas pour ça !

Gina appuie ouvre la porte et passe une jambe à l’extérieur.

Marcel se penche aussitôt pour la retenir mais la jeune femme est déjà dehors.

            - Gina, laisse tomber tes frusques ! Remonte ! Faut se tirer d’ici !

Mais Gina ne bouge pas, comme tétanisée. Elle indique le siège arrière d’une main hésitante et bredouille :

            - Merde ! Ton..p…père !

Marcel se retourne brusquement vers le siège arrière et constate qu’il est vide. Non, son père n’a pas glissé au pied de la banquette à la suite du coup de frein.

            - Ne me dit pas qu’on l’a oublié à la station-service ! articule Marcel

Prudente, Gina préfère partir à la recherche de ses vêtements rapidement. Une ou deux voitures klaxonnent joyeusement en la dépassant et la jeune femme se retient de leur faire un doigt d’honneur. Lorsqu’elle revient, Marcel a l’air plus déprimé qu’en colère.

            - C’est Papy qui connait l’endroit où il a planqué le magot. Sans lui, on n’a aucune chance. Tu ne devais pas le quitter d’une semelle.

            - Oh, calmos ! Je n’allais quand même pas l’accompagner aux toilettes ! Je l’attendais et j’en ai profité pour jeter un coup d’œil sur la « story » de ma copine Louise, mais tu m’as crié dessus pour que je me dépêche et je t’ai suivi.

            - Après tout le mal qu’on s’est donné pour le sortir discrètement de l’hôpital… S’ils se sont aperçus de sa disparition, ils ont déjà prévenu la gendarmerie. Pourvu qu’ils croient à une fugue et qu’ils se contentent de chercher dans le parc.

 

Marcel pousse un long soupir. L’analyse de la situation dépasse un peu ses capacités de réflexion. Son père a toujours été le cerveau dans la famille, celui qui organise les bons coups. Quand ils allaient faire un petit casse, c’était en famille comme d’autres se rendent à la fête foraine. Mais quand les flics se pointaient à la maison, c’est le père qu’il venaient chercher pour le conduire en prison. Maman lui préparait sa petite valise, toujours la même. Et avant d’ouvrir la porte et de rejoindre la fourgonnette bleue, son père prenait le temps d’embrasser tout le monde. Même le chien avait les yeux mouillés en le regardant partir. Si le vieux n'avait pas eu les menottes, on aurait dit un bon père de famille se rendant à son. Après son dernier séjour en prison, il avait pris un sacré coup de vieux. C’est pour ça que la juge a ordonné son transfert dans un hôpital pour délinquants à la retraite, enfin quelque chose comme ça. « Pire que la taule », avait décrété le vieux et il avait parlé pour la première fois du magot, de son « assurance vieillesse », une somme rondelette, assez pour mettre la famille à l’abri. Il avait caché quelques années auparavant et lui seul savait où.

            -    Tu crois qu’il fait quoi tout seul ? demande Gina

            -    Comment veux-tu que je le sache.

-      Il faut aller le chercher, non ?

-      On n'a pas vraiment le choix. Allez, monte !

 

Alors qu’il s’apprête à faire demi-tour, Marcel aperçoit au loin une étrange lueur clignotante. Elle est encore à plusieurs centaines de mètres, deux kilomètres au maximum mais, sans aucun doute, il s’agit des gendarmes. Une infirmière a dû apercevoir Papy monter dans la voiture et elle aura donné l'alerte. Marcel démarre sur les chapeaux de roues. La R18 gémit sous l’effort et Gina s’accroche à la poignée branlante, au-dessus de la portière. Plus question de respecter les limitations de vitesse maintenant. Il faut creuser l’écart avec les poursuivants. Marcel cogite. Papy les attend-il sur l’aire d’autoroute ou bien s’est-il fait serrer par une patrouille ? A tous les coups il aura inventé une histoire pour se présenter en victime, afin de ne pas retourner là-bas. Marcel dit soudain à voix haute :

            - Il ne veut plus retourner en prison.

            - Hein ? Qui ça ? demande Gina qui n‘ose pas quitter la route des yeux.

            - Papy.

 

Dans le rétroviseur, la voiture et son gyrophare se rapprochent inexorablement alors que l’aiguille du compteur de la R 18 frôle déjà les 170 km/h et qu’un petit orchestre de pièces métalliques martyrisées joue sa partition d’un peu tous les recoins de la voiture.

Marcel aperçoit juste à temps le panneau indiquant la prochaine sortie pour un « village étape ». Il n’hésite que quelques secondes, lève à peine le pied et s’engage sur la bretelle de sortie, une large courbe interminable sur laquelle la vitesse est limitée à 50km/h. La R18 écrase ses amortisseurs et sollicite avec force le rail de sécurité qui laisse des marques profondes sur les portières. Crispé sur le volant, Marcel parvient néanmoins au bout de la courbe. Sans se préoccuper du stop, il s’engage sur la départementale toute droite qui conduit au village endormi.

            - On se cachera dans le village. Il ne fait pas assez jour pour qu’on nous repère.

 

Malheureusement, Marcel s’engage trop vite sur une petite place qu’il aperçoit sur sa droite. Il sent la voiture déraper, tourner sur elle-même comme une toupie, heurter le seul réverbère de la place et finir sa course avec violence dans le rideau de fer d’un petit magasin de primeurs. Marcel n’a pas le temps de remarquer que l’explosion des serrures et des barres métalliques a tiré les habitants de leur sommeil et que des fenêtres s’éclairent dans les maisons avoisinantes. Il tente d’ouvrir la porte de son côté mais elle est coincée contre le rideau de fer. Il se tourne vers Gina et la découvre inconsciente, affaissée sur la planche de bord. Des filets de sang dessinent des arabesques sur son visage et sur ses bras tatoués. Marcel s’acharne sur la porte, déformée par les chocs répétés. Il ne sent plus son bras gauche, presque inerte et qui ne lui est d’aucune utilité. Le corps de Gina le gêne pour pousser avec suffisamment de force et espérer sortir.

 

Lorsque la voiture des gendarmes entre à son tour dans le village, une fumée noire se détache sur le ciel orangé du petit matin. La chaleur dégagée par la voiture qui vient de prendre feu est trop forte pour qu’on puisse approcher. Tandis que son adjoint est déjà en train d’appeler les secours, le brigadier-chef Béjard entrouvre la portière. Comment va-t-il s’y prendre pour annoncer au vieil homme assis à l’arrière de la voiture que son grand distrait de fils, qu’ils tentaient de rejoindre depuis la station-service de l’autoroute, vient de périr dans un accident. Son adjoint l’interrompt dans ses réflexions.

            - Un message pour vous. Il faudrait que vous rappeliez le central. L’hôpital de Beauval a téléphoné pour signaler une disparition.

                                                                        

 

Bernard Loyal 2018