Une cigarette de trop 

 

 suite...

 

Je n'avais pas jugé nécessaire de solliciter le témoignage d'un professionnel, de peur de brider mon imagination. A vrai dire, je craignais que, dans la réalité, la concentration nécessaire tout au long du trajet laisse peu de place au vagabondage de la pensée.  Je voulais rester au plus proche du fonctionnement du cerveau lorsque nous nous trouvons dans un état de grande disponibilité, que l'activité physique est réduite, en fonction "stand by", en quelque sorte et qu'il  puise dans l'insondable réservoir de souvenirs, pour ramener à la surface, ceux qu'il a pris dans ses filets. Ou dans ses pinces, si l'on songe à cette attraction de foire qui consiste à guider une pince ouverte, à la laisser tomber sur une montre, une peluche, un bijou, puis à refermer les quatre crocs de la pince afin de ramener vers la sortie l'objet convoité. Celui-ci tombe en route, la plupart du temps, car sa fonction est d'être désiré mais de rester inaccessible. Il arrive parfois qu'il rejoigne son destinataire, de même que certains souvenirs parviennent jusqu'à notre conscience.Si je voulais continuer à écrire, il fallait que je sorte acheter des cigarettes, ce qui allait me permettre de prendre un peu l'air. J'avais perdu la notion du temps et n'aurais pu dire quel jour nous étions mais, une fois dehors, je ne parvenais pas à expliquer les rues quasiment désertes de ce quartier généralement très animé, ni les tabacs désespérément fermés, ceux-là mêmes où j'avais l'habitude de m'arrêter et d'écouter les conversations des consommateurs, des dialogues qui nourrissaient fréquemment mon écriture.

Je marchais ainsi depuis plus d'une heure lorsque le jour commença à décliner doucement. Incessamment les réverbères allaient s'allumer et pourtant, depuis le début de ma promenade, toutes les pendules indiquaient la même heure : 9 heures et 6 minutes. C'était une aventure qui ne m'était jamais arrivée et je trouvais cela plutôt intriguant. Soudain, au détour d'une rue, j'aperçus un passant et, poussé sans doute par une pulsion qui trahissait une certaine inquiétude, je lui demandai l'heure. Il me répondit : « 9 heures 10... mais j'avance de quelques minutes. » et il fit mine de soulever son chapeau lorsque je le remerciai.

 

Il faisait complètement nuit maintenant. Ayant marché sans autre but précis que de trouver un tabac ouvert, n'importe où, j'arrivai bientôt devant une gare. Dans le vaste hall, tout était également fermé, les guichets comme les boutiques ou les buvettes. Pris d'une brusque envie de m'échapper de cet univers hostile, je regardai le tableau d'affichage des départs sans me préoccuper des destinations. Sur le quai 12 un départ était annoncé à 9heures 08. Logiquement, il ne me restait que 2 minutes  et je me hâtai de monter dans une voiture . Mais non ! Logiquement, le train ne devait jamais partir ! Je me penchai à la fenêtre. La pendule du quai indiquait 9h06 et l'aiguille des secondes avançait imperturbablement mais n’entraînait jamais celle des minutes. Pourtant, au moment même où, déçu, j'allais me décider à redescendre, je ressentis une impression étrange. J'étais absolument certain que le wagon ne bougeait pas sous me pieds et pourtant la pendule était en train de s'éloigner et, avec elle, le quai, les bancs vides , le kiosque à journaux fermé. On ne sentait pas le passage des roues sur les aiguillages mais la gare s'éloignait à une vitesse qui augmentait régulièrement. Comme j'étais seul dans mon compartiment, je voulus savoir si d'autres que moi observaient le départ comme cela est fréquent lorsqu'un train quitte une gare. Mais cette fois c'était la gare qui quittait le train et personne n'agitait la main en signe d'adieu, dans aucun compartiment de la dizaine de voitures. Je crois que je commençais à avoir un peu peur !

 

Il y eut un tunnel et, à la sortie, il faisait jour. J'en fus à peine étonné.

 

La première fois que je la vis, elle ne sembla même pas remarquer le passage du train. Installée sur le bord d'un quai envahi par les herbes, elle était assise sur un  tabouret de bois à trois pieds comme en ont parfois encore les fermières, pour traire les vaches. Derrière elle, se dressait une petite gare visiblement abandonnée. Des herbes déjà hautes poussaient devant l'unique porte qui permettait jadis d'accéder aux guichets et à la salle d'attente. Les fenêtres du 1er étage étaient closes, condamnées au moyen de planches grossièrement clouées qui dessinaient comme autant de lettres "X".  La gare devenue inutile avait perdu jusqu'à son nom. La jeune femme ne  s'en souciait pas plus que du passage du train. C'était comme s'il n'existait pas pour elle. Elle tenait dans ses bras une poule blanche qu'elle caressait d'un geste doux mais machinal, destiné, peut-être, à rassurer l'animal avant de le sacrifier, tandis que plusieurs autres circulaient tranquillement au milieu des herbes, le regard braqué sur  le sol adin d'y déceler  quelque chose à picorer.

Le train ralentit mais ne s'arrêta pas et la vision que j'avais de la scène se déformait progressivement, les éléments la composant se tassant puis s'éloignant, au fur et à mesure du changement de la perspective. Toujours sans un bruit, le train traversa ensuite des champs aux couleurs variées que le paysage valonné s'amusait à faire disparaitre un instant pour les modifier comme par magie . Soudain, en me penchant à la fenêtre, je m'aperçus que tous les autres wagons avaient disparu ainsi que la locomotive. Il ne restait plus que le mien, bizarrement réduit à mon seul compartiment. J'avais l'impression de me trouver dans le wagonnet d'un manège forain quelconque et de devoir subir ses caprices sans possibilité d'intervenir.

 

La seconde fois qu'il passa devant la gare, le train, ou plutôt mon compartiment, ne s'arrêta pas non plus. Toujours aussi indifférente à ma présence répétée, la jeune femme était maintenant debout et la poule qu'elle tenait dans les bras était tuée et plumée. J'eus le temps de voir un peu de duvet voler ça et là et il en entra dans le compartiment. La gare ne paraissait plus aussi abandonnée et, de loin, je constatai en effet que les fenêtres du premier étage avaient perdu leurs croisillons de bois.

 

J'étais bien décidé à ne pas passer à nouveau devant cette gare sans m'arrêter, quitte à sauter en marche si nécessaire, mais, cette fois, le train s'immobilisa de lui même et il avait retrouvé ses wagons, si bien qu'une foule en descendit, traversant ensuite le quai pour se diriger vers la porte qui tenait lieu de sortie. Les tableaux d'arrivées et de départs figuraient de chaque côté de la porte et la gare avait retrouvé son nom, ce dont témoignait le grand panneau bleu et blanc fixé au mur au dessus des fenêtres du premier étage.  Un chef de gare en uniforme surveillait la descente des voyageurs. Il y avait une jeune femme en robe blanche légère et chapeau d'été, un homme en costume, muni d'un attaché-case, un vieillard que deux jeunes infirmières aidaient à descendre, un sportif, raquette en main, qui scrutait les environs pour apercevoir le terrain de tennis, un peintre dont l'oreille était recouverte d'un pansement et portant son chevalet sous le bras, un écossais en kilt qui demandait son chemin à ses voisins, une famille avec deux enfants et les accessoires complets pour passer une journée à la plage et d'autres encore que je n'eus pas le temps de remarquer.

 

Soudain, je vis la jeune femme aux poules se précipiter  vers un enfant d'une dizaine d'années qui venait de descendre du train. Elle l'appela joyeusement :« Papa, Papa ! » Le garçon la prit par la taille et la souleva sans effort. Il l'embrassa sur le front après l'avoir redéposée puis il rejoignit rapidement le groupe des voyageurs comme s'ils devaient tous prendre un car qui les attendait  de l'autre côté de la gare. Les poules étaient maintenant plumées et gisaient sur le quai. Il n'en restait qu'une vivante, une poule noire, que je n'avais pas remarquée auparavant. Sans doute était-elle plus maligne que les autres, à moins que la jeune femme ne l'eut épargnée, connaissant le pouvoir maléfique de l'animal. Retournant s'asseoir sur le tabouret en bois, la femme regarda pour la première fois dans ma direction. 

 

Tout le monde avait disparu du quai. J'étais resté fasciné par ce spectacle et n'avait à aucun moment trouvé la force de rejoindre des passagers dont je n'avais  aperçu nulle trace, auparavant, à l'intérieur du train . Mais maintenant, le regard rivé à celui de la jeune femme, j'avais la nette impression de me rapprocher d'elle lentement  et sans effort. C'est alors qu'il y eut un coup de sifflet et je sentis une secousse. Le train repartait en m’entraînant et je m'aperçus, avec une stupeur mêlée d'une douleur fulgurante, que j'étais toujours dans le compartiment. Cette fois le rythme du train se faisait sentir. Je me précipitai vers la portière pour sauter sur le quai tant que la vitesse me le permettait encore mais, le temps d'y arriver et de l'ouvrir et je découvris, immobiles, le quai avec les bancs, le kiosque à journaux ouvert et la pendule. Elle indiquait 9 heures et 6 minutes. Il faisait grand jour.

 

Il ne me restait plus qu'à me diriger vers la sortie. Dehors il y avait beaucoup de gens, la plupart pressés. Des jeunes femmes couraient vers le bureau, conscientes probablement d'avoir déjà six minutes de retard. Je reconnus l'une d'elles, bien qu'elle n’eut aucune poule dans les bras, seulement un sac à main en peluche blanche.

 

Je sortis alors mon paquet de cigarette, allumai la dernière et jetai le paquet vide. En achetant le journal, j'appris que cette nuit-là un train avait déraillé en gare de N.....