Y a-t-il un abonné au numéro qui vous appelle ?

 

La première fois qu’Il entendit le léger bourdonnement de l’appareil – la sonnerie était toujours à zéro lorsqu’il travaillait – il jeta un bref coup d’œil sur l’écran et n’y découvrant qu’une suite de chiffres, il reprit la phrase là où il l’avait interrompue. Toutes ses connaissances étaient inscrites à leur nom dans le répertoire. Les inconnus ou ceux qui souhaitaient rester anonymes n’avaient qu’à laisser un message. Il comptait surtout que ces derniers finiraient par se lasser.

La phrase était délicate à traduire. Cette nouvelle inédite de Thomas Bernhard ne faisait pas exception avec le reste son œuvre : des phrases interminables, un enchevêtrement de digressions, de précisions, de comparaisons ou de commentaires, sous forme de relatives, de compléments circonstanciels, de répétitions, d’incises et de formes complexes de la conjugaison au passé. Certes, la langue allemande se pliait avec délice et volupté à cet exercice, comme un chat qui ronronne et se tortille lorsque son maître le caresse dans le sens du poil, mais en reproduire le rythme dans un français habitué à d’autres figures de style n’était pas facile. Pourtant, Il aimait le défi que représentait chaque nouveau paragraphe et était reconnaissant au directeur de la revue de lui avoir confié ce travail. 

Néanmoins, Il ne parvint pas à reprendre sereinement sa tâche délicate. Bien qu’il n’ait aperçu le numéro affiché qu’une fraction de seconde, il lui semblait que certains enchainements de chiffres ne lui étaient pas totalement inconnus. Était-ce 12, approximativement au milieu, ou bien 69, à la fin ? Non ! Le numéro de sa mère comprenait bien un 12, mais placé ailleurs et elle figurait toujours dans le répertoire sous le nom de « maman », tel qu’Il l’avait enregistrée dans son tout premier téléphone portable quand il était parti faire ses études à Lille, une vingtaine d’années auparavant. Sa mère le lui avait offert afin qu’ils puissent communiquer à tout moment et avait acheté le même pour elle. Au début, ne parvenant pas à décrocher suffisamment vite, elle avait prié son fils de continuer à l’appeler sur le téléphone fixe. Avec le temps, elle s’était pourtant bien habituée à cet objet insolite et n’avait pas hésité, plus tard, à le troquer contre un smartphone.

Mais, 69 ? Le numéro de son ex-femme se terminait bien par un 69, du moins celui qu’elle utilisait lorsqu’ils vivaient encore ensemble. Il l’avait effacé depuis longtemps du carnet d’adresse comme il avait tenté de l’effacer, elle, de sa mémoire et il ne voyait pas pourquoi elle essaierait de le joindre après toutes ces années. Il était certain d’une seule chose : il s’agissait d’un numéro de portable et lorsqu’une notification apparut sur l’écran quelques secondes plus tard, Il voulut immédiatement vérifier si elle n’annonçait pas un message vocal laissé par le mystérieux correspondant. Il ne s’agissait que de l’appli Yuka qui tenait à l’informer sur les légumes de saison à privilégier.

Il tenta à nouveau de se concentrer sur les subtilités linguistiques de l’écriture de Thomas Bernhard et finit par trouver une solution qu’il jugea élégante pour la traduction d’un passage qui l’avait occupé une bonne partie de la matinée. Satisfait, Il referma l’écran de l’ordinateur portable, fit quelques mouvements de rotation des épaules pour relâcher la contraction des muscles et s’étira en baillant, plus pour laisser son corps et son esprit manifester la satisfaction d’un changement d’activité que pour trahir une quelconque somnolence. Souhaitant rompre avec la longue série de plats surgelés individuels qui avaient constitué ses repas du déjeuner depuis une bonne semaine, Il décida de sortir et de se rendre dans la brasserie située en bas de son immeuble : le vendredi, c’était couscous.

Compte tenu de l’heure tardive, les clients n’étaient pas nombreux. Il eut à peine pris place à sa table habituelle que la serveuse vint s’asseoir en face de lui. C’était une faveur dont lui seul bénéficiait et qui était devenu comme un rituel entre eux, une marque de sympathie qui n’engageait à rien. La jeune femme aperçut le livre qu’Il venait de poser à côté de son assiette.

« - C’est qui ? demanda-t-elle

- Thomas Bernhard, tu connais ?

- J’ai connu des Bernard et même des Theo, en voyages scolaires, mais pas les deux en même temps. Bon, tu manges quoi aujourd’hui ?

- Le couscous, s’il en reste.

- Pas de souci ! et une demi-bouteille de Gris de Boulaouane ? »

Il hocha la tête pour confirmer. En attendant d’être servi, Il sortit machinalement son portable, comme font tous les consommateurs solitaires dans la même situation et constata qu’il n’avait pas de nouveau mail en dehors des spams et des promotions. Par désœuvrement et aussi pour vérifier si ses intuitions étaient bonnes, il consulta le journal des appels : 06 19 29 19 79. Tout faux ! Aucun rapport avec sa mère ni avec son ex-femme. En revanche, il remarqua avec amusement l’alternance du chiffre 9 sans y attacher plus d’importance. Décidément tout cela ne méritait pas de se laisser bêtement distraire. La serveuse revint avec le plat puis retourna chercher la bouteille. Elle s’assit à nouveau en face de lui et il lui proposa un peu de vin. Elle jeta un coup d’œil vers le patron derrière le comptoir. Il était occupé à encaisser le dernier groupe de clients.

« - Allez, un fond de verre pour trinquer. Mon service est terminé. Plus personne ne viendra. »

 

Il ne rentra pas directement chez lui. Afin de prendre le temps de digérer le couscous, il préféra marcher un peu. Il fit le tour du pâté de maison et alluma sa première cigarette de la journée. Cela faisait plusieurs mois qu’Il avait restreint sa consommation à deux par jour, une après le déjeuner, l’autre au moment de l’apéro, lorsque son voisin venait sonner chez lui et qu’ils parlaient ensemble avec désinvolture ou cynisme des affaires du monde. C’est en traversant le petit square désert à cette heure-là qu’Il eut le choc. Il s’arrêta brusquement et les doigts qui tenaient la cigarette se mirent à trembler. Rapidement, il alla s’asseoir sur le banc le plus proche et sortit son portable pour vérifier une fois encore le numéro de l’appel inconnu. Il avait bien remarqué la présence des 9 et il n’était pas allé plus loin, mais brusquement l’image de l’écran et du numéro était revenue danser devant ses yeux et une évidence lui était apparue. Si l’on faisait abstraction du 06, les chiffres indiquaient 1929-1979, à savoir les dates de naissance et de décès de Thomas Bernhard. Et ce n’était pas tout : en additionnant les autres chiffres on obtenait 11, le nombre exact de pages que contenait la nouvelle originale qu’on lui avait confiée, tel qu’une revue autrichienne l’avait publiée en allemand dans les années soixante-dix.

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La seconde fois que le numéro apparut, il n’annonçait pas un appel téléphonique mais l’arrivée d’un SMS. Il ne le traita pas par le mépris comme la première fois et cliqua immédiatement pour le lire. Sur le message ne figurait, sans autre commentaire, qu’un lien internet externe qu’Il hésita à suivre. Cette histoire commençait à sentir l’arnaque. Il s’était donné comme conduite de ne jamais ouvrir un fichier joint et louche, ni d’accéder à un site inconnu. Bien sûr, objectivement, l’arnaque, s’il y en avait une, sortait de l‘ordinaire et ses promoteurs faisaient preuve d’originalité pour appâter leur future victime. Pas de catastrophisme destiné à collecter de l’argent, du genre : « Je suis retenu en Afrique. Ma femme est gravement malade. On nous a volé tous nos papiers etc. » ou bien « Je suis la veuve de l’ancien ministre du… Mon mari a été assassiné. Je dispose de 350000€ dans un compte en Suisse, etc » ou encore « Votre carte bleu va être désactivée. Cliquez sur ce lien pour interrompre le processus. » Ici, les escrocs avaient choisi d’intriguer leur victime potentielle sans rien dévoiler et c’est elle-même qui finissait par espérer, de plus en plus impatiemment, l’arrivée d’un nouveau message. Dans quel but ? Il avait beau réfléchir, Il n’arrivait pas à le concevoir. Il avait néanmoins pris soin de monter un peu le niveau de la sonnerie afin de pouvoir décrocher immédiatement à la prochaine occasion. Il savait qu’il y en aurait une. Il se remit au travail et il lui fallut presque tout l’après-midi pour traduire le paragraphe suivant.

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Il ne se trompait pas. Le surlendemain, alors que s’achevait un long weekend de labeur, qu’il venait de mettre un point final à la traduction demandée et qu’il observait, d’un air satisfait, la dernière phrase du texte, Il vit apparaître, en bas de son écran, un pop-up affublé d’un horrible dessin et d’un mot dont la couleur rouge flashy annonçait une catastrophe éminente : le virus ! Celui-ci ne faisait pas mystère de son nom : TB0619291979.

Il ne s’affola pas immédiatement car il avait bien pris soin d’enregistrer la version achevée du texte. Ce ne fut que lorsqu’il commença à voir pâlir l’encre des lettres - cela lui donna exactement cette impression – et que des souvenirs de vieux récits de littérature pour adolescents, truffés d’encre sympathique et de messages secrets qui s’autodétruisaient, lui revinrent en mémoire, qu’il prit pleinement conscience de la gravité du problème.

Le virus avait été repéré, mais le killer qui était censé, au minimum, le mettre en quarantaine ne parvenait pas à le stopper et constatait le désastre, impuissant. Pendant ce temps, Il regardait, médusé et désespéré, le texte qu’il avait eu tant de mal à agencer se détricoter comme si quelqu’un tirait le fil des phrases et que désormais, sans l’aiguille pour les maintenir, les mailles à l’endroit, puis les mailles à l’envers tombaient les unes après les autres et qu’il ne resterait bientôt plus qu’une grosse pelote noire de quelques milliers de caractères – sans les espaces ! Lorsque plus une trace visible du texte ne subsista, une petite fenêtre s’ouvrit, invitant l’utilisateur à valider la fonction lui permettant d’annuler l’opération précédente. Sans prendre le temps de bien réfléchir, Il cliqua sur « annuler », au lieu de « valider » et se retrouva donc devant la page blanche. En proie à une véritable transe, il éteignit l’ordinateur, le ralluma et, maudissant la lenteur de l’engin, attendit en se mordant le bout des doigts jusqu’au sang que le fichier contenant la traduction s’ouvre à nouveau et rassure son auteur, mais ce ne fut que pour lire bientôt la sentence fatidique :« le dossier est vide ».

Incapable de réagir rationnellement, Il laissa longuement sonner le portable avant de faire glisser machinalement vers la droite la touche verte contenant le dessin du téléphone à l’ancienne. Il ne l’approcha pas de son oreille et ne regarda même pas d’où provenait l’appel. Ce ne fut que lorsqu’il entendit une voix d’homme très lointaine répéter « Allo ! Allo ! » d’un ton de plus en plus agacé, qu’Il reconnut celle du directeur de la revue. Celui-ci voulait savoir si la traduction était prête car tous les textes du numéro suivant devaient passer à la correction dans un délai maximum de 48h. Totalement déconnecté de la triste réalité ou bien incapable encore de l’admettre, Il assura qu’il n’y avait aucun problème, qu’il venait justement de terminer son travail – ce qui était vrai– et qu’il ne lui restait plus qu’à relire l’ensemble, ce qui n’était pas tout à fait un mensonge. Rassuré et ne soupçonnant pas un instant l’ampleur de la tâche, l’éditeur lui renouvela sa confiance et raccrocha après avoir mentionné avec entrain son impatience de prendre connaissance du résultat.

Il contemplait l’écran vide. Recommencer le travail était au-dessus de ses forces. Il pensait sincèrement qu’on ne retrouve jamais les belles formules littéraires disparues. Elles restent d’autant plus belles dans le souvenir de celui qui les a conçues qu’il ne pourra jamais les comparer. Il aurait pourtant dû savoir que les nouvelles formules trouvées sont différentes mais souvent objectivement meilleures, parce que le travail de réflexion a déjà été effectué une première fois.

Il décida de saisir la seule chance qui se présentait encore à lui, d’appeler le numéro inconnu, d’expliquer sa situation, de parlementer et il espérait attendrir son interlocuteur, peut-être serait-ce une femme. Que valait-il mieux ? Si sa voix parvenait à charmer les oreilles de l’interlocutrice, Il se sentait capable de l’amadouer. Lorsqu’Il fit part de son projet à son voisin, celui-ci se moqua copieusement de lui. Il leva son verre de mojito en signe d’encouragement et l’accompagna d’un grand sourire moqueur. Péniblement, Il sourit à son tour mais sa décision avait été prise et il ne comptait pas faire marche arrière.

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Le lendemain matin, Il s’installa à son bureau comme d’habitude, mais n’ouvrit même pas son ordinateur. Il posa le téléphone bien en évidence sur la table de travail et utilisa la fonction vocale pour obtenir la communication, afin de maintenir une distance entre son correspondant et lui, comme si un éventuel virus transmissible à l’homme par le contact du smartphone était susceptible de le contaminer. Dès la fin de la première sonnerie, une voix de femme, sans doute jeune, avec un léger accent exotique répondit :

« Monsieur Il, comme nous sommes ravis de pouvoir enfin vous parler ! Nous avons eu du mal à vous convaincre de nous rejoindre ! Vous êtes drôlement méfiant, dites-moi ? Normalement, nous n’avons droit qu’à trois tentatives, mais exceptionnellement, notre patron nous a autorisé à vous donner une quatrième chance. Ici, au bureau, nous étions partagés. Certains pensaient que vous ne rappelleriez jamais, d’autres étaient d’un avis contraire. Le responsable du courrier a même proposé de prendre les paris, mais cela ne nous a pas paru très charitable ! »

Il ne comprenait rien à ce qu’il lui arrivait et se sentait totalement… comment dire ?... « largué » était sans doute le mot le plus juste.

« Votre traduction n’est pas perdue, Monsieur Il, je tiens à vous rassurer tout de suite, bien au contraire. C’est elle qui vous a permis de gagner notre grand concours de traduction des œuvres de Thomas Bernhard. »

« Mais… comment… ? »

« Oh c’est très simple ! Vous savez, de nos jours, il est aisé de savoir ce que chacun écrit, un peu partout dans le monde. Nous, tout ce qui nous intéresse, ce sont les traductions de Theo Bernhard dans n’importe quelle langue et je peux d’ores et déjà vous annoncer que vous êtes le grand gagnant pour la langue française. Vous participerez donc à la finale internationale qui aura lieu à Sankt Rodolf, le petit village où l’écrivain a passé une partie de sa vie. »

Il commençait à s’habituer à la voix douce de sa correspondante – comme celle d’une infirmière chargée de rassurer un malade condamné, pensa-t-il - et à son accent indéfinissable, mais il voulut s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une voix synthétisée (il avait vu un film récemment avec un sujet de ce genre).

« Excusez-moi de vous interrompre ! Votre voix ne semble capable que d’apporter des bonnes nouvelles. Est-ce que je peux me permettre de vous demander votre petit nom 

Il entendit vaguement une sorte de gargouillis à l’autre bout du fil et il y eut un court silence. La voix reprit bientôt et peut-être un technicien avait-il reprogrammé en urgence « la voix » afin de réagir à cette question inattendue.

« C’est contre le règlement, vous savez… »

Il insista pour en avoir le cœur net 

« D’accord, si cela vous fait vraiment plaisir. Je m’appelle … Stella »

Bizarrement, la voix changea alors de registre, devint légèrement rauque – cela lui allait bien et aucune machine n’aurait eu l’idée d’imiter ce timbre particulier, pensa Il – et Stella lui proposa, sur un ton langoureux, de la retrouver le soir de la remise des prix, à l’accueil du grand hôtel de Sankt Rodolf, juste à côté des ascenseurs qui montent dans les chambres, précisa-t-elle.

Reprenant subitement sa voix du début, l’interlocutrice lui conseilla alors d’ouvrir sans attendre son ordinateur. Il se précipita en avant au risque de déstabiliser le fauteuil à roulettes, déplia l’écran et attendit que quelque chose se passe. La page blanche de son travail perdu était restée en mémoire et Il vit peu à peu le texte se reconstituer exactement à la vitesse à laquelle il avait disparu. Sur la marge droite, Il vit apparaître par moments des améliorations suggérées et il fut stupéfait par la pertinence des propositions. Le « service » - Il ne savait pas comment l’appeler - dont il ignorait tout en dehors du numéro de téléphone et de la voix, avait visiblement gavé ses ordinateurs de toutes les traductions existantes, de tous les textes de Thomas Bernhard, dans toutes les langues, chargeant ensuite l’I.A. de les compiler, un projet fou qui laissait Il osciller entre perplexité et indignation.

Lorsque le texte eut intégralement repris sa place, la voix se manifesta à nouveau.

« Dans le dernier paragraphe de votre traduction, vous avez réussi à battre l’ordinateur en proposant une version meilleure que la sienne. C’est cela qui vous a permis de gagner. Votre participation a contribué à améliorer les performances de notre ordinateur dans la tâche que nous lui avons confiée. Nous tenons à vous en remercier très chaleureusement. »

 

La communication fut coupée, sans adieu ni au revoir. Il voulut vérifier où se trouvait cette localité dont il n’avait jamais entendu parler. Google lui appris qu’une allusion à Sankt Rodolf et à son grand hôtel revenait comme un leitmotiv dans une des pièces les plus célèbres de Thomas Bernhard, mais Maps fut incapable de situer le lieu sur une carte.